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That Dragon, Cancer : Mon fils, ma bataille

Que faire lorsqu’une tragédie frappe sa famille ? Comment gérer la douleur ? Comment en parler ? Ryan Green est développeur de jeux vidéo et a choisi d’utiliser le médium qu’il connaît le mieux pour raconter comment lui, sa femme et ses enfants ont traversé l’horreur lorsque les médecins ont diagnostiqué une tumeur cérébrale incurable au jeune Joel, âgé d’à peine un an. L’espérance de vie du garçon n’est estimée qu’à quelques semaines tout au plus. Finalement, Joel résistera pendant plusieurs années avant que le cancer ne gagne cette bataille. Il a alors cinq ans.

Décrit comme un émouvant mémoire interactif par son auteur, That Dragon, Cancer n’est pas un jeu vidéo comme les autres. L’aspect jeu s’efface même bien souvent au profit d’une expérience narrative et contemplative retraçant avec force et justesse les différentes étapes du calvaire. Les longues nuits à l’hôpital, l’effroyable annonce de la maladie, le déni des parents, mais aussi l’espoir fondé sur leur foi religieuse, tout est livré sans grande retenue à un joueur/spectateur parfois désarçonné par tant de franchise. Chaque scénette renvoie directement à la vie des Green, qui n’hésitent pas à montrer toute leur vulnérabilité face au drame qui s’abat sur eux. Pour nourrir ce projet si personnel, la famille partage naturellement quelques photos et enregistrements audio directement tirés d’archives privées. On entend par exemple l’un des frères de Joel demander à ses parents pourquoi Joel ne parle toujours pas à cinq ans. Touchante, la réponse du père résume peut-être à elle seule toute la portée du jeu. Rempli d’amour pour son fils affaibli, Ryan explique à ses enfants que Joel est un peu plus lent que les autres garçons de son âge, mais qu’il est également très doué dans tant d’autres domaines, tels que rire et partager la joie autour de lui.

L'annonce. Douloureuse et irrémédiable.

L’annonce. Douloureuse et irrémédiable.

C’est en cela que le jeu se distingue. Sans jamais chercher à édulcorer son propos, That Dragon, Cancer n’a pas la vocation de plonger les joueurs dans la déprime. Au contraire, le but est bien de rendre un hommage à cet enfant malade mais rempli de vie, et dont le rire nous accompagne lors de bien des séquences. Impossible à ignorer, le propos religieux sert de fil rouge durant l’ensemble de la narration. Sans prêcher l’évangile, mais sans le passer sous silence non plus, la famille a là aussi décidé de se montrer le plus ouvert possible en traduisant au plus juste le parcours émotionnel tel qu’il a été vécu au quotidien. Ils nous invitent à vivre à leur côté l’incompréhension et l’injustice qui leur tombent dessus. Nous partageons l’ensemble des questions qui se bousculent dans leur tête lorsqu’un docteur leur annonce que leur enfant est condamné. Nous ressentons pleinement leur frustration de ne pas pouvoir agir sur la situation, de ne pas pouvoir guérir leur enfant, ne serait-ce qu’en l’hydratant durant une longue nuit de crise. De même, nous profitons aussi du réconfort qu’ils finissent par trouver auprès de l’Église. Tout cet aspect fait partie de l’histoire et du cheminement de Ryan et Amy Green pour surmonter le départ de Joel. Ce pendant ne pouvait pas être exclu du projet That Dragon, Cancer.

Différent par son propos, That Dragon, Cancer est également singulier dans son déroulement, car évidemment, il n’est pas question de remplir un inventaire ou de résoudre des énigmes. En fait, à l’instar de la tragédie réelle, le joueur n’a aucun contrôle sur le déroulement des événements. En dehors de quelques courtes séquences bien particulières, le seul confort autorisé est celui de pouvoir vivre l’expérience à son rythme (ce qui en soi est tout de même une différence de taille avec la réalité), à la manière d’un jeu d’aventure en point and click. On déclenche ainsi une animation en cliquant sur un élément du décor tandis qu’une bribe de conversation s’engage en portant le regard sur une personne ou un objet spécifique, et ainsi de suite.

Touchante, la scène d'ouverture donne le ton de cette bouleversante histoire.

Touchante, la scène d’ouverture donne le ton de cette bouleversante histoire.

L’intégralité de l’histoire s’étale sur un peu plus de deux heures, à travers une petite quinzaine de chapitres, que l’on peut ensuite relancer à loisir. Alors que le générique finale défile, et qu’il nous rappelle au passage combien la bande originale composée pour l’occasion colle à merveille au propos, on fait le point sur nos émotions et sur ce que l’on vient de vivre par procuration grâce au travail de Ryan Green et de ses quelques collaborateurs. En dépit de la note d’espoir qui clôt le dernier chapitre, la tristesse dans laquelle nous plonge That Dragon, Cancer est bien réelle. Personne de sensé ne l’embrassera de gaieté de cœur, il ne s’agit pas d’un sentiment que l’on explore (généralement) par choix. Dans un sens, cette tristesse est proche de celle que l’on ressent après avoir écouté les mésaventures d’un ami ou d’un parent proche. On sait que l’on ne peut plus changer le cours des choses, mais on sait également que cela fait du bien à la personne d’en parler. Dans ce sens, That Dragon, Cancer joue un rôle cathartique pour la famille Green. Il fallait que ça sorte. Il fallait qu’ils en parlent. De la même manière qu’un écrivain coucherait ses mots sur papier ou qu’un chanteur mettrait sa douleur en musique, Ryan Green a choisi de repousser les barrières du jeu vidéo pour traduire son parcours en expérience interactive. Notre rôle dans l’histoire est alors d’écouter ce qu’il a à nous dire, et d’honorer à ses côtés la mémoire de son fils.

 

L'avis d'extralife
  1. Développeur : Numinous Games
  2. Genre : Histoire interactive
  3. Date de sortie : 12 janvier 2015
  4. Supports : PC, Mac
  5. Site officiel : http://www.thatdragoncancer.com/
  • That Dragon, Cancer est un vrai coup de cœur, si tant est que l'on puisse aimer se faire du mal en traversant des séquences narratives capables de plomber le moral en quelques clics de souris. En abordant un propos difficile, et sans jamais prendre de détours pour raconter les choses telles qu'elles ont été ressenties, That Dragon, Cancer touche à son but. Il s'agit d'un travail de mémoire utile pour la famille Green bien sûr, mais plus généralement pour le médium jeu vidéo dans son ensemble puisqu'il apporte une pierre supplémentaire pour soutenir l'édifice de la création dans un espace ludique trop souvent cloisonné.
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Jihem

La découverte de BurgerTime aux débuts des années 80 aura clairement affecté la vie de ce grand bonhomme. Non seulement, Jihem a développé une passion pour les jeux vidéo, mais il a également choisi de s'installer au pays du hamburger. Sa mère est plutôt heureuse qu'il n'ait pas découvert les jeux avec Boogerman.

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8 commentaires

  1. Lancien
    Lancien
    19 janvier 2016 à 13 h 30 min

    Je parlerais de “concept empathique” ou “d’émotion interactive” le but étant de retranscrire le vécu mais aussi le questionnement sur les moments passé (perdu?).
    Dans tous les cas c’est une approche très introspective, voir limite psychanalytique.

    Merci pour cette découverte contemplative qui propose encore un autre univers…Très proche de nous.

  2. MarlBourreau
    MarlBourreau
    19 janvier 2016 à 14 h 54 min

    Hummm… Je suis assez partagé par cet article.
    Je ne sais pas si j’ai envie de l’essayer. Certes je salue le highlight de Jihem sans qui je n’aurais jamais entendu parler de ce soft mais d’un autre coté son billet dévoile (/donne l’impression de dévoiler) l’intégralité du contenu du soft. On a même droit à la teneur du dernier chapitre où, visiblement, le salut de cette famille passe par la religion….On pourrait presque parler de spoiler ^^ Plus sérieusement, pour bien connaître le Dragon au coeur du jeu, je ne sais pas si cette tranche de vie intimiste et personnelle a un quelconque intérêt pour les gens. Jihem explique parfaitement la démarche de la famille mais j’ai envie de dire ça n’a d’intérêt que pour elle et pour ses proches. C’est un peu la même chose que “Le scaphandre et le papillon”, le roman “écrit” par l’homme paralysé qui communiquait avec le clignement d’un de ses yeux. Certes à la lecture on prend conscience du poids de chaque mot péniblement “dicté” mais une fois le livre terminé j’ai eu le sentiment d’avoir parcouru un testament qui ne m’était pas destiné. Si les proches de l’auteur ont dû être bouleversés, personnellement j’avais l’impression de ne pas être à ma place, ni d’avoir la légitimité pour parcourir ces anecdotes empreintes de nostalgie. Je peux me tromper mais je pense qu’il en est de même avec ce jeu…

  3. Jihem
    Jihem
    19 janvier 2016 à 16 h 03 min

    Je comprends le sentiment d’avoir été spoilé. Ceci dit, la religion n’entre pas dans le jeu à partir du dernier chapitre. Au contraire, il sagit d’un élément récurrent et qui revient sans cesse au fil du jeu. Ryan Green en parlait également lors d’interview.

    Il ne faut pas voir That Dragon, Cancer comme une histoire à rebondissement ou à suspense. On connaît l’issue de la tragédie dès le début. L’intérêt est de compatir avec cette famille en suivant son parcours, déjà balisé, mais pourtant important à emprunter.

  4. Gritsun
    Gritsun
    19 janvier 2016 à 16 h 30 min

    Le jeu vidéo, enfin le média que l’on appelle à tort jeu vidéo, commence petit à petit à se démocratiser, si bien que de plus en plus de personnes s’approprient son langage pour créer, raconter, partager. That Dragon, Cancer est un des témoin de cette démocratisation. Au même titre que la photographie, la vidéo, l’écriture, le dessin, la musique, ce média interactif permet non seulement de créer des logiciels ludiques, d’art ou de divertissements, mais aussi des tranches de vie, des autobiographies, des portraits.
    Donc rien que pour l’intention du créateur, qui est de raconter ce périple face à la mort, je salue cette oeuvre.

  5. Garrett
    Garrett
    25 janvier 2016 à 17 h 13 min

    Merci pour l’article qui met en lumière ce jeu.
    Ce n’est personnellement pas une expérience que je tenterai, car trop dérangeante à mon goût, et trop susceptible d’agiter des réminiscences que je préfère laisser dans l’ombre, mais comme tu l’écris en conclusion Jihem, pour ceux qui aimeraient se faire mal ce doit être une expérience extrêmement marquante.
    Apparemment le développement du jeu à commencé et s’est déroulé alors que l’enfant était en vie, il en faut de la force…

  6. Vactro
    Vactro
    9 février 2016 à 0 h 38 min

    Lorsque j’ai vu ce projet mis sur Kickstarter, je me suis dit qu’enfin on essaye des choses dans le jeux vidéo qui n’est pas courant et surtout qui permettrai enfin de débrider un peu plus le jeux vidéo. Car en ce moment le soucis premier est qu’on retrouve trop souvent les même genre de jeu et que les jeux pour se démarquer doit taper dans une DA de fou ou une communication de dingue, etc..

    C’est un sujet très dur, et je pense sérieusement me faire ce titre mais une fois une trad des sous titre en FR sorti.

    Merci Jihem pour tout ces tests qui mérite d’être un peu mis en lumière avec la masse de jeux qui sortent.

    1. Jihem
      Jihem
      9 février 2016 à 14 h 56 min

      Avec plaisir. Ces jeux méritent aussi un coup de projecteur.

  7. alioth
    alioth
    11 octobre 2016 à 14 h 16 min

    Je viens de finir le jeu et de lire l’article dans la foulée… Je partais avec un a priori négatif, ayant lu un avis pas emballé à l’époque, et au final j’ai trouvé l’expérience très touchante et juste, la démarche saine… J’ai versé mes petites larmes bien sûr mais c’est pas grave, c’est le genre de jeu qui apporte quelque chose de…. plus grand. Et ça en vaut la peine ! Je recommande à tous les hésitants..

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