1979 Revolution : Black Friday, grande et petite histoire Test JV

1979 Revolution : Black Friday, grande et petite histoire

Plus le jeu vidéo devient populaire et s’affranchi des canaux de distribution “classiques” et de décideurs frileux, plus il se risque à dépasser son statut de simple divertissement, se risquant au récit biographique, à la sensibilisation, la transmission de messages, la découverte culturelle ou encore à la leçon d’histoire. 1979 Revolution : Black Friday, c’est un peu de tout ça à la fois, l’histoire d’une révolution, des questions d’éthique et un récit personnel et familial.

1979_revolution_black_friday_27Bon, soyons honnêtes, d’une manière générale, la plupart d’entre nous sait assez peu de choses sur l’Iran, son histoire torturée, écartelée entre vielle royauté, progressisme étouffé, obscurantisme et tyrannie, pays aujourd’hui perçu comme aussi impénétrable qu’inquiétant. Pour ceux de ma génération, il est à peine caricatural de dire que nous avons connaissance de la révolution de 1978/79, de souvenirs brumeux des premières années de l’ayatollah Khomeini au JT d’Antenne 2, de conversations de « grands » et surtout de ceci. Tout cela en tirant évidemment le portrait à gros traits baveux, que personne ne commence à s’énerver, le fait est que les événements qui secouent l’histoire du Moyen Orient sont complexes et souvent méconnus. Pire, le cinéma ou le jeu vidéo se satisfont la plupart du temps de cette image trouble, ombrageuse et menaçante, « les méchants qui viennent de là-bas ». L’exemple le plus parfait étant sans doute le film Argo qui, tout en se déroulant en pleine révolution, ne fait guère preuve de nuance dans sa représentation des événements, se limitant à raconter les dessous de l’opération d’exfiltration de la CIA et à montrer des insurgés avides du sang de l’oncle Sam. Ce qui, loin d’être faux, ne couvre qu’une partie d’une vérité largement plus complexe.

L'histoire est un flashback qui débute lors du retour de Reza en 1978 et s'achève...

L’histoire est un flashback qui débute lors du retour de Reza en 1978 et s’achève…

Derrière 1979 Revolution : Black Friday, on trouve, entre autres, un certain Navid Khonsari, un ancien de Rockstar Games, né au Canada mais élevé en Iran que sa famille a fuit précisément en 1979. Son jeu n’est ni un pamphlet, ni un cours d’histoire magistral, mais plutôt une tranche de vie, inspirée par des faits et des personnages réels, un poil romancée, un coup d’œil sur ce qui s’est produit dans le pays et la perte totale de repères que pouvait ressentir un iranien en cette période plus que troublée, déchirée par un déferlement d’idées contradictoires, une insurrection devenue révolution sanglante qui finit par remplacer un despote par un autre. Pour offrir un très rapide résumé à ceux qui en auraient besoin, le peuple iranien a commencé à se soulever en 1978 contre le Shah, dirigeant mis en place par la CIA dans les années 50 (dans l’intérêt général des grandes puissances occidentales), perçu comme un leader illégitime. Le soulèvement fut encouragé et attisé par diverses personnalités. Si 1979 Revolution n’aborde pas vraiment les racines de la révolte, il en dit assez pour attiser la curiosité des joueurs. Encore une fois, même s’il on débloque régulièrement de nombreuses fiches explicatives et historiques, le jeu n’est pas un simple soft éducatif. D’ailleurs, il est probablement grand temps d’en parler, du jeu, qui évite soigneusement caricature, raccourcis et manichéisme. Ce qui, considérant le sujet hautement sensible, est en soit une performance.

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« Tu t’apprêtes à voir l’Histoire en marche Reza »

Pour vous, les choses débutent en 1980, mais elles commencent mal, Reza Shirazi, photographe ayant rejoint la révolution presque par accident découvre les joies de la prison Evin à Téhéran, haut lieu de détention de prisonniers politiques. Face à son tortionnaire, que l’on peut choisir de défier si on ne craint pas les baffes, il se souvient des événements qui l’ont mené à finir dans cette salle obscure, à son retour d’Allemagne en 1978, lors des premières manifestations.

... sur son interrogatoire musclé dans la tristement cél_bre prison, Evin, haut de détention et de torture des opposants du Shah Pahlavi puis de Khomeini.

… sur son interrogatoire musclé dans la tristement célèbre prison, Evin, haut lieu de détention et de torture des opposants du Shah Pahlavi puis de Khomeini.

En pratique, 1979 Revolution adopte le gameplay narratif popularisé par les jeux Telltale, on le rapprocherait même plus du premier opus de The Walking Dead. On y retrouve donc 3 axes : quelques QTE, des séquences de contrôle direct qui sont l’occasion de photographier les événements (reproduisant de véritables photos d’archives) et des dialogues en temps limité. Chacune de ces phases permettant de débloquer une fiche explicative portant aussi bien sur l’histoire politique de l’Iran que sur certaines pratiques culturelles ou des personnalités marquantes. Ne nous voilons pas la face, le jeu de iNK Stories est parfois un peu pataud, un tantinet chaotique dans ses déplacements, un chouia maladroit dans ses enchaînements, techniquement très hésitant (mais diablement bien doublé) et pas toujours très clair dans son récit, ce qui l’air de rien, est finalement probablement volontaire à de nombreuses reprises.

Entre autres complications, Hossein, le frère de Reza, est membre de la police politique.

Entre autres complications, Hossein, le frère de Reza, est membre de la police politique.

Ce qui est proposé au joueur, ce n’est pas d’incarner un grand héros charismatique, mais un iranien un peu paumé, issu d’une famille aisée, frère d’un membre de la police peu accommodante du Shah, ami d’enfance d’un révolutionnaire pacifiste, cousin d’un moudjahidin prônant la révolte violente et cherchant à comprendre ce qui lui arrive. En accompagnant Reza dans son rapprochement avec la cellule révolutionnaire, une parmi d’autres, on découvre que la révolution iranienne unissait de nombreuses factions dont le seul intérêt commun était de renverser le Shah Pahlavi. Une foule révoltée par la corruption, la pauvreté mais aussi la propagande, qui pouvait suivre aussi bien les directives de leaders religieux, au premier rang desquels figure évidemment Khomeini, que les principes marxistes ou plus modérés et progressistes, avec tout ce que pouvez imaginer quelque part entre ces deux extrêmes. Tous persuadés que le résultat final serait un pays libre. Tous finalement difficiles à juger durant le jeu, pas par principe mais parce qu’il parvient à déséquilibrer le joueur en lui offrant un minimum de références culturelles, sociales ou politiques sur qui est qui, qui veut quoi. iNK Stories ajoute en prime la pression sociale d’un ami, d’un frère, d’un cousin, d’un leader charismatique et d’une jeune et belle militante.

Plus qu’un cours d’histoire

Qu'elles soient déterminantes ou mineures, vos décisions devront être prises rapidement.

Qu’elles soient déterminantes ou mineures, vos décisions devront être prises rapidement.

1979 Revolution pousse le système de dialogue et de décision en temps limité si ce n’est à l’extrême, au moins dans ses dernières limites. Lorsqu’on vous posera une pierre dans les mains, vous n’aurez qu’une poignée de secondes pour décider si vous allez la lancer sur les militaires qui s’en prennent à des militants pacifiques ou si vous choisirez de la laisser tomber au sol pour ne pas envenimer les choses. Quand vous assisterez au tabassage parfaitement injustifié d’un manifestant par un membre de la police secrète, vous risquerez-vous à le défendre, quitte à mourir et à devenir « inutile », ou rongerez-vous votre frein pour photographier la scène et la faire connaître au monde entier ? Le titre sorti de la tête de Navid Khonsari pousse le questionnement plus loin encore, ces soldats qui viennent interrompre un discours pacifiste, ont-ils eu le choix de porter l’uniforme ? L’ont-ils choisi comme seule façon de nourrir leur famille ? Ne font-ils que suivre les ordres soumis à la peur ou sont-ils d’ignobles laquais du pouvoir ? Vous avez 5 secondes pour répondre.

Les fiches explicatives portent aussi bien sur l'histoire, la culture, la politique, ou ici, les méthodes de torture.

Les fiches explicatives portent aussi bien sur l’histoire, la culture, la politique, ou ici, les méthodes de torture…

Au delà du récit historique, 1979 Revolution : Black Friday (qui fait référence au jour ou le Shah accepta de faire tirer à balles réelles sur les manifestants en 1978, tournant majeur qui fit basculer le pays dans l’insurrection totale) est un conte personnel, celui d’une déchirure. Reza Shirazi n’est pas un militant convaincu, c’est un jeune iranien qui a passé un an en Allemagne et qui une fois de retour dans son pays le retrouve en flammes. C’est pratiquement une page blanche, comme l’était Lee dans le premier The Walking Dead de Telltale, à chacun de la remplir, de définir sa vision de la révolte, pacifiste ou violente, de prier ou de laisser la religion de côté etc.. Il ne saisit pas toutes les forces en présence, exactement comme la plupart des joueurs qui ne savent que peu de choses de ce qui s’est produit durant ces deux années. Reza voit ses proches se déchirer, il voit la trahison, le fanatisme et l’idéalisme se mélanger dans la rue dans une sorte de grand tourbillon culturel, se questionne sur le pacifisme et le terrorisme. Son histoire, quoiqu’il arrive, autant vous le dire, est dramatique.

NB : Annoncé à l’origine comme un jeu épisodique, 1979 Revolution : Black Friday est depuis, en toute discrétion, devenu un stand alone. Interrogé à ce sujet, le développeur n’exclut pas de poursuivre l’aventure mais n’a pour l’heure aucun plan précis. Sachez toutefois que le jeu se termine de façon particulièrement abrupte et soudaine.

L'avis d'extralife
  1. Développeur : iNK Stories
  2. Genre : Aventure
  3. Date de sortie : 5 avril 2016
  4. Supports : PC, MAC
  • 1979_logoUn peu bancal dans sa réalisation, par moments confus dans son récit, tantôt par maladresse, tantôt clairement à dessein, 1979 Revolution : Black Friday parvient néanmoins à atteindre son objectif. Empruntant patte graphique et gameplay à Telltale, iNK Stories dresse un portrait en nuance de gris d'une série d'événements historiques complexes sans se satisfaire de n'être qu'une fiche éducative interactive. En donnant au joueur l'avatar d'un Reza déboussolé, il réduit la distance habituelle qui va de paire avec le regard porté sur l'Histoire et se penche finalement essentiellement sur les conséquentes personnelles, morales et idéologiques qui frappent ceux qui, bon grè mal grè, se retrouvent pris dans un maelstrom socio-culturel tel que celui qui a traversé l'Iran, ou bien d'autres pays.
4
Dinowan

Blogueur beauté, Youtubeur megalol, Selfie addict, InstaFoodie

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5 commentaires

  1. BabyMonkey
    BabyMonkey
    9 avril 2016 à 22 h 01 min

    Ca a l’air très intéressant comme jeux je me laisserais bien tenter :)

    Par contre quand tu parles d’une “fin abrupte et soudaine” il faut comprendre un peu bâclée et qui laisse sur sa fin ou bien simplement qu’elle arrive d’un coup sans qu’on la voit venir?

  2. Dinowan
    Dinowan
    10 avril 2016 à 12 h 44 min

    Disons qu’il y a bien une conclusion mais le jeu se termine sur un cliffhanger.

  3. dotcom
    dotcom
    10 avril 2016 à 16 h 35 min

    bonjour Nicolas,
    est ce que le jeu est uniquement en anglais?
    merci
    bien à vous
    dotcom

  4. kasasensei
    kasasensei
    11 avril 2016 à 21 h 53 min

    Ça a l’air top mais ça “le jeu se termine de façon particulièrement abrupte et soudaine.” ÇA ME GAVE…. :(

  5. El_Desdichado
    El_Desdichado
    30 avril 2016 à 17 h 22 min

    Oui le jeu est uniquement en anglais, mais avec les sous-titres cela ne présente pas de difficultés particulières.

    Ce qui est très original dans ce jeu, c’est que, si l’on suit l’histoire assez chaotique de son développement, commencé en… 2011 et lié vraisemblablement à un problème de financement en partie raté, Navid Khonsari et sa société Ink Stories ont cherché à explorer un horizon possible et inédit du vidéoludique quand il s’applique à l’histoire.

    C’est ce qu’il appelle le concept de “vérité game”, à savoir de place/immerger le gamer dans l’indécision d’un événement historique important (ici le Vendredi Noir, point de départ de la révolution iranienne) en incarnant un personnage pris dans cet événement sans savoir ce qu’il va advenir (puisqu’il vit ce présent du passé, alors que le gamer est en même temps placé dans le futur de ce passé et qu’il sait ce qui est réellement advenu (l’année suivante, Khomeiny installe le nouveau régime, alors qu’en 1978, c’était une possibilité parmi tant d’autres).

    C’est cette dimension du jeu qui est la plus intéressante à expérimenter. Le jeu s’appuie sur une documentation elle-aussi originale par la reconstitution à partir des photos prises par un photographe français, Michel Setboun, pendant la révolution iranienne. Et l’on voit souvent de façon très habile finalement sans se montrer trop lourdingue ce passage de la fiction de la reconstitution avec les effets de réel produits par les photos originales. Car l’autre dimension qui n’apparaît pas dans ce (très bon) billet de Dinowan qui a eu raison de se pencher sur ce jeu, c’est que la vocation d’INK Stories est de se situer à la confluence du jeu et du documentaire, alors que jusque là ces formes d’hybridation étaient plutôt réservées à ce qu’on appelle les newgames, des jeux casuels (pas toujours très ludiques) qui permettent de comprendre l’actualité. La compagne du développeur iranien est une documentariste grecque.

    Je ne connais pas d’autres exemples de forme de ludification de l’histoire qui emprunte ce chemin, très éloigné par exemple des jeux de grande stratégie de Paradox, ou des jeux d’aventures avec une histoire-décor comme la série Assassin’s Creed d’Ubisft, cette dernière étant elle-même prise dans une meta-histoire qui appartient au genre de la fantasy.

    Maintenant en terme de gameplay, il y a évidemment des choses à redire mais finalement ce n’est pas très grave. Certains des QTE ou certaines des actions sont vraiment dispensables (on sent bien que certaines sont là pour ludifier la narration et ne pas transformer le gamer en spectateur. Mais bon… soigner les blessures de l’un des camarades du héros, en plaçant la souris sur sa poitrine, à quoi cela sert-il ?

    Ensuite en terme des choix auxquels doit faire face le gamer, il n’est pas sûr que leur arborescence soit suffisamment sophistiquée. Surtout, ces problématiques de choix se réalisent à l’intérieur du cercle de ses proches, et là, on n’est pas loin quand même d’une certaine forme de manichéisme. Car ce qui est frustrant c’est qu’il y avait l’occasion de placer le photographe (c’est très bien vu dans le gameplay de lui faire prendre les photos et de ramener ainsi à celles de Michel Setboun) devant des choix plus politiques qui enflammaient alors la société publique iraniennje car à bien des égard, le Vendredi Noir de 1978 était une vraie préfiguration des Printemps arabes que nous avons connus au cours de ces dernières années avec justement des destinées historiques différentes selon les pays (la Tunisie en démocratie précaire, l’Egypte en régime autoritaire militaire, la Libye enfoncée dans le chaos, la Syrie massacrée par son propre dictateur). Et il y avait une occasion dans le jeu d’amener le gamer qui incarne Reza à sortir d’un choix à mon goût trop binaire: la révolution pacifique vs la révolution violente. Il y avait matière à complexifier ce choix lorsque l’un des chapitres les plus réussis amènent le personnage à côtoyer toutes les tendances politiques et les mouvements en émergence dans l’Iran de 1978 dont les mollahs n’étaient qu’une composante.

    Enfin (et désolé d’être aussi long) il y a quelque chose de fascinant pour nous Français à explorer ce jeu: pas seulement parce que Khomeiny était exilé en France à ce moment, pas seulement parce que le développeur utilise les photographies d’époque de Michel Setbon mais aussi parce ce fut l’occassion pour l’un des plus grands penseurs français de l’époque, Michel Foucault, de se rendre en Iran à deux reprises, juste avant le Vendredi Noir, et juste après. Foucault a produit une série d’articles extrêmement précieux pour un journal italien. Le philosophe s’était transformé en journaliste et en témoin.

    Et il s’était précisément rendu en Iran pour comprendre comment se vit un événement révolutionnaire de l’intérieur quand il se produit, et non pas dans la façon dont on interprète l’événement après coup. Il a voulu se placer dans la même situation qu’un Parisien par exemple se trouvait lorsque la Bastille est prise d’assaut sans savoir ce qui va advenir après.

    Sans vouloir faire le cuistre, ce jeu est très proche de ce que Foucault souhaitait : l’expérience vécue de l’instant de l’événement par les acteurs de l’événement quand le présent du passé offre plusieurs futurs possibles.

    Et là on peut imaginer que ce concept de vérité game peut être largement amélioré pour sortir de l’émotionnel pur (sans l’interdire) et se rapprocher de la complexité des événements historiques.

    Pour ce qui concerne le ratage de la fin, il est très clair qu’elle provient du fait que le projet n’a pas pu aller jusqu’au bout de ses intentions de départ. Son seul nom le démontre. Il s’appelle “1979 Revolution” alors que le Vendredi Noir est en 1978. Ce devait être le premier épisode de la série…

    En tout cas, voici les raisons pour lesquelles ce jeu présente un grand intérêt et Dinowan a eu une grande clairvoyance de le présenter (je ne connais qu’une seule autre recension en français sur le site HistoriaGames.)

    Vincent M.

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