Atalia : La place du distributeur de jeux de sociétéCoulisses

Atalia : La place du distributeur de jeux de société

De la première étincelle d’idée dans la tête de l’auteur, à l’ouverture de la boîte entre vos mains expertes, un jeu passe forcément par beaucoup d’étapes différentes. Parmi ces étapes, il y a celle de la distribution, qui permettra au jeu d’arriver en boutiques où vous pourrez l’acheter. Cesare Mainardi dirige Atalia, un distributeur au catalogue volontairement limité afin de pouvoir privilégier la qualité à la quantité. Parmi les jeux distribués par Atalia, on trouve notamment toute la gamme des jeux Queen Games (dont le récent Merlin), les très chouettes Magic Maze, Ice Cool et Wendake, ou encore Nom d’un Renard, qui vient tout juste de recevoir le prix As d’Or – Jeu de l’Année dans la catégorie enfants. Après quelques explications sur son rôle de distributeur, Cesare nous donne son avis sur le marché actuel, en grande partie dominé par le rouleau compresseur Asmodee.

 


 

Félicitations pour l’As d’Or – Jeu de l’Année Enfant obtenu avec Nom d’un Renard. Atalia est le distributeur de ce jeu. On entend beaucoup parler des auteurs, des éditeurs mais finalement assez peu des distributeurs. Peux-tu préciser le rôle d’un distributeur ? Où arrive-t-il dans l’équation ?

Le distributeur est celui qui prend les jeux préparés, ou plutôt préfabriqués par l’éditeur ­— ce n’est pas l’éditeur qui fabrique de toute manière parce qu’il y a un fabricant ; l’éditeur envoie les fichiers et les consignes au fabricant pour créer un jeu. Une fois que les jeux sont disponibles, il faut bien les envoyer aux différentes boutiques. Pour un éditeur, faire ce travail tout seul serait particulièrement chronophage, car il lui faudrait appeler toutes les boutiques uniquement pour un jeu. Nous, en tant que distributeur, nous avons un catalogue de jeux.

Quand on appelle une boutique ou quand une boutique vient à nous, ce n’est pas pour un seul jeu, mais pour plusieurs. Du coup, on propose une sorte d’économie échelonnée. Ce qui fait que cela devient rentable, malgré ma commission — parce que bon, il faut bien que je vive. C’est comme ça que fonctionnent généralement les distributeurs. C’est quand même rentable pour l’éditeur parce que si lui devait tout faire, cela lui coûterait plus cher. En plus, nous avons des volumes d’envois assez importants donc à l’échelle, les coûts de transport ne sont pas aussi élevés que ce que devrait normalement payer un éditeur.

Tu disais juste avant l’interview que Atalia se montre relativement sélectif sur le choix des jeux distribués. Quels sont les critères de sélection ? Qu’est ce qui te donne envie de distribuer tel ou tel jeu ?

Il y a plusieurs critères, je ne vais pas les énoncer dans l’ordre d’importance parce que pour moi ils sont tous importants. Le graphisme, l’illustration. Quand on a une boîte en mains, il faut au moins qu’elle donne envie de la retourner pour lire le pitch et demander au vendeur des renseignements supplémentaires. Si la boîte est laide, qu’elle ne donne pas envie, c’est mort d’avance.

La mécanique, bien sûr, doit aussi être plaisante et originale. Distribuer un jeu qui existe déjà chez quelqu’un d’autre, ou disons un jeu similaire, ça ne m’intéresse pas. Quand on me dit que le jeu rappelle cela, c’est bon, je sais que je n’en ai pas besoin.

Éventuellement, si le jeu rappelle un mélange de plusieurs jeux, pourquoi pas… D’ailleurs, ça arrive souvent, parce qu’en dehors de quelques rares cas originaux, on trouve toujours des similitudes avec d’autres jeux. Aujourd’hui, faire un jeu cent pour cent original, c’est difficile.

Le prix doit être cohérent avec le type de jeu et le matériel fourni. Si je vous vends une boîte comme Magic Maze à 55 euros, vous trouverez peut-être cela un peu cher, parce que 25 euros c’est son vrai prix.

Et puis, revenons sur les illustrations. Là aussi, c’est important d’être cohérent. Si c’est un jeu gamer et que vous placez une illustration enfantine, les gamers ne viendront pas naturellement vers lui et vous passerez à côté de quelque chose. Et vice versa. Si un joueur s’intéresse à un jeu qui a l’air mignon, mais se retrouve face un jeu super compliqué, il y a un problème. Ce joueur sera déçu et ce sera contre productif.

Est-ce que l’As d’Or changera quelque chose pour les ventes de Nom d’un Renard ?

C’est sûr ! On avait déjà beaucoup de sociétés intéressées, même dans la grande distribution avant même qu’il soit nommé ! Là, c’est sûr que ça donnera une impulsion importante. Nous donnons priorité aux boutiques parce qu’on a un stock limité. Donc dans un premier temps, le jeu ira uniquement aux boutiques, avant d’aller à la grande distribution à partir de mai / juin, en fonction des quantités commandées à faire livrer. Actuellement, je n’en ai pas encore assez.

Au niveau distribution, est-ce que la montée d’Asmodee te fait peur ou t’encourage à aller de l’avant encore plus fort ? Ça se passe comment ?

Moi, je n’ai rien contre Asmodee. Asmodee fait son métier et le fait bien. Asmodee a fait beaucoup pour l’industrie du jeu par contre, en général, quand une boîte devient trop grande, ça peut devenir un danger pour ses concurrents, pour ses fournisseurs, pour ses clients et même pour les utilisateurs finaux. Ma crainte, c’est qu’un jour ils puissent profiter de leur position dominante. Car on a déjà vu cela dans l’histoire de l’industrie. Quand les enjeux économiques arrivent au niveau d’un Asmodee, ça devient une industrie, ce n’est plus de l’artisanat et de la passion comme chez nous.

Donc du coup est-ce que c’est difficile de trouver sa place ? Comment faire pour se démarquer ?

Pour moi, la seule difficulté que j’ai par rapport à Asmodee, c’est que vu leur taille aujourd’hui, ils peuvent se permettre des offres commerciales qui motivent les boutiques à commander chez eux de grosses quantités de jeux différents. Personne ne leur met le couteau sous la gorge, donc ils font ça légalement bien sûr, mais malgré tout, certaines boutiques se sentent un peu obligées de commander de grosses quantités chez eux. Enfin, je ne fais que répéter ce que me disent ces boutiques. Si ça se trouve, je suis mal informé. Une boutique peut ne plus avoir la place physique pour avoir tous les jeux qui sortent aujourd’hui, puisque rien que chez Asmodee, il en sort plein.

En plus, les boutiques peuvent ne plus avoir la trésorerie pour prendre ne serait-ce qu’un seul exemplaire des nombreuses nouveautés qui sortent aujourd’hui. Donc quand c’est moi qui arrive et qui frappe à leur porte, certaines me disent « Vous êtes bien gentils, vous avez des jeux sympa, mais je n’ai plus de place et/ou je n’ai plus de fric. » Voilà donc le frein pour un petit comme moi : une partie des boutiques avec peu de moyens financiers peuvent, à tort ou à raison, préférer investir dans les jeux d’Asmodee plutôt que dans les miens.

Bon, il y a beaucoup de boutiques qui sont quand même suffisamment grosses pour m’acheter des jeux. D’ailleurs, Atalia a pu énormément grandir. C’était une difficulté qu’on a surtout rencontrée la première année, un peu moins l’année dernière, et encore moins cette année. Je pense que le futur va encore nous permettre de grandir grâce aux nombreuses boutiques qui savent différencier leur offre. Mais cette difficulté n’est pas propre qu’à nous. Je pense que c’est vrai aussi pour tous les autres distributeurs, surtout ceux à taille humaine. C’est la loi du marché ! Après, moi je dis toujours aux boutiques « Vous faites ce que vous voulez. Pour moi, vous devez avoir les jeux Asmodee, mais vous devez aussi avoir les jeux d’autres distributeurs, parce que votre rôle principal c’est celui de conseiller. »

Asmodee sort plein de nouveaux jeux. Alors je veux bien que les boutiques mettent en avant certaines de leurs nouveautés. Mais pourquoi une boutique devrait conseiller un jeu comme Les Aventuriers du Rail ? Je n’ai rien contre ce jeu. C’est un super jeu et tout le monde le connaît. On le trouve même en grande surface, souvent moins cher qu’en boutiques spécialisées.

Pour moi, le rôle d’une boutique est de donner un conseil au client et de faire en sorte qu’un client qui est entré dans une boutique puisse y découvrir un Ice Cool, par exemple, dont il n’avait peut-être jamais entendu parler. Le client va trouver ça super et du coup, il reviendra dans la boutique parce que le vendeur a su lui expliquer et lui faire découvrir quelque chose de nouveau. Heureusement qu’il y a un grand nombre de boutiques qui le comprennent et la plupart de nos clients en font partie.

En tant que distributeur, j’imagine que tu es également touché par le financement participatif, désormais incontournable dans le paysage ludique.

Je dis toujours que c’est un peu comme la nourriture. Ce n’est jamais bon de manger trop de quelque chose. Il faut manger un peu de tout. Le financement participatif est parfois nécessaire. Ça peut aider des petits éditeurs à sortir des jeux qui sinon n’arriveraient jamais sur le marché.

Par contre, de plus en plus de projets sont proposés sur Kickstarter par de grosses entreprises ou par des entreprises qui ne se soucient pas que leur jeu ait une vie en boutiques par la suite. Ça, c’est une menace pour les boutiques et donc indirectement une menace pour les distributeurs. Pourquoi ? Parce que quelque part de plus en plus de gens placent une grande partie de leur budget d’achat de jeux sur des projets qui ne passent pas en boutiques, ou en tout cas qui leur seront livrés directement chez eux. Du coup, il y a un certain public qui ne va plus en boutiques ou qui perd l’habitude d’aller en boutiques.

Est-ce que tu as des solutions pour contrer tout cela ?

Effectivement. Quand nous distribuons un jeu qui sera fait sur Kickstarter, on pousse l’éditeur à réaliser ce que l’on appelle une campagne “boutiques friendly”. C’est-à-dire qu’au lieu de recevoir les jeux chez eux en payant, je ne sais pas, 5 euros de frais d’envoi à La Poste ou à un autre transporteur, les pledgers recevront le jeu dans une boutique qui sert un petit peu de point de relais. La boutique est rémunérée pour ce service car l’éditeur n’a pas à payer la livraison par La Poste, et on motive les pledgers à se rendre en boutique. Le jour où ils iront récupérer leur jeu qui a déjà été payé (donc ils ne payeront rien en boutiques), ils regarderont autour. Ils verront qu’il y a un autre jeu qui est sorti et qu’il ne connaissait pas. Alors peut-être qu’ils sortiront avec leur jeu déjà prépayé plus un autre jeu. Voilà l’idée. Il faut éduquer les gens à continuer à fréquenter les boutiques.

Si l’habitude à précommander les jeux sur plateformes participatives devait se généraliser et devenir la norme, cela pourrait contribuer à la disparition des boutiques. Et il y a des pays où c’est déjà presque le cas ! Regarde en Allemagne. Bon, en Allemagne, ils sont plus joueurs que nous donc tu trouves quand même dans la grande distribution des jeux que tu ne trouverais pas chez nous. Donc l’Allemagne malgré tout s’en sort bien.

Sans boutiques, le risque que je vois, c’est qu’il y aura d’une part les gros jeux geek qu’on trouvera uniquement sur internet (parce qu’on n’aura jamais un jeu geek dans la grande distribution) et d’autre part les petits jeux familiaux qui, eux, seront à la FNAC, par exemple, ou dans une autre chaîne de magasins. Mais celles-ci ne proposeront que les jeux les plus importants, ceux qui font du buzz. Ce genre d’enseignes veut que les jeux se vendent tous seuls, elles n’endossent pas le rôle de conseil des petites boutiques. Du coup, on pourrait se retrouver avec les deux extrêmes : les jeux familiaux super connus d’un côté, et les jeux geek sur internet d’un autre. Et les nouveautés familiales ou les jeux intermédiaires (les joueurs occasionnels ne passent pas par internet et encore moins par un site de financement participatif pour prendre un jeu qui sortira dans douze mois) finiront par être difficiles à trouver. Donc la richesse de propositions et de jeux qu’on a aujourd’hui existe grâce au fait que l’on trouve tous ces jeux-là en boutiques et qu’on a un vendeur informé qui nous guide.

Afin d’illustrer mes propos, je te fais la similitude de ce qu’il s’est passé dans le jeu vidéo. Il y a quinze ans, on avait pas mal de boutiques indépendantes qui vendaient des jeux vidéo. Petit à petit, elles ont disparu. Et du coup, on se retrouve avec les jeux geek qu’on trouve seulement en téléchargement sur internet et des jeux plus connus qu’on trouve un peu partout en grande surface. La seule chaîne de boutiques spécialisées, c’est Micromania, mais on n’a pas de chaîne de cette envergure-là pour le jeu de société en France.

En grande surface, on trouve principalement les nouveautés de quelques grands éditeurs avec les moyens financiers pour se permettre de faire de la publicité et puis il y a tous les jeux déjà connus qui sortent comme FIFA 2017, FIFA 2018, FIFA 2019… Star Wars 1, le 2, le 3… Mario Kart 9, Mario Kart 10… C’est toujours le même truc, ou des spin offs et il n’y a plus la variété qui pourrait il y avoir avec des boutiques spécialisées qui feraient également du conseil.

Cela étant dit, ce qui est positif, c’est que les boutiques aujourd’hui essaient de se réunir pour faire des coopératives. Il y a deux projets qui sont en cours et qui ne sont pas forcément concurrents à mes yeux. L’un, c’est Les Boutiques Ludiques et l’autre est mené par Stéphane Gallani. Leur but est vraiment d’essayer de se réunir parce qu’effectivement “l’union fait la force”. Ce qui est intéressant dans le projet de Stéphane Gallani, avec lequel je vais d’ailleurs peut-être collaborer, c’est d’organiser des campagnes de financement participatif, sur des jeux sélectionnés par les boutiques de la coopérative et qui seront ensuite uniquement disponibles chez celles-ci. Les gens pourront précommander les jeux de la coopérative sur internet ou dans une des boutiques adhérentes mais pourront les récupérer uniquement chez ces derniers. Il y a déjà une trentaine de boutiques adhérentes. Je trouve ça intéressant parce que les boutiques pourront vous guider vers des jeux déjà disponibles ou vers ceux qui ont besoin du soutien du public pour voir le jour. Donc il y a les avantages d’un Kickstarter sans que les boutiques en subissent les inconvénients.

Ces projets sont prévus pour quand exactement ?

Je t’invite à interviewer le direct intéressé qui saura mieux te répondre mais je crois avoir compris que le premier jeu sera lancé en deuxième partie d’année. La coopérative existe déjà que je sache. Et si les adhérents seront d’accord, ma participation ne se ferait que dans la logistique des jeux. Il faut bien que quelqu’un gère les stocks et livre les jeux pré-financés en boutiques !

Merci beaucoup Cesare pour tes réponses.

Jihem

La découverte de BurgerTime aux débuts des années 80 aura clairement affecté la vie de ce grand bonhomme. Non seulement, Jihem a développé une passion pour les jeux vidéo, mais il a également choisi de s'installer au pays du hamburger. Sa mère est plutôt heureuse qu'il n'ait pas découvert les jeux avec Boogerman.

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