Interview The River : Petit fleuve ou grosse rivière ?Coulisses

Interview The River : Petit fleuve ou grosse rivière ?

Au gré de nos pérégrinations dans les couloirs du SPIEL à Essen, nous nous sommes arrêtés sur le stand Days of Wonder et avons pu interroger Ismaël Perrin et Sébastien Pauchon. Le duo suisse a su tirer profit de la fraîcheur du premier et de l’expérience du second pour sortir le très bon The River. L’occasion d’en apprendre plus sur leur collaboration et sur la genèse du projet mais surtout d’apporter une réponse à cette question existentielle : quelle est la différence entre un fleuve et une rivière ?

C’est la première fois que vous travaillez ensemble pour créer un jeu. Ismaël, c’est même ton tout premier jeu, si je ne m’abuse.

Ismaël Perrin : Tout à fait.

Comment s’est passé votre rencontre ? Qui a fait le premier pas ?

Sébastien Pauchon : Nous nous connaissions déjà dans la vie privée. Nous habitons tous les deux la même ville, en Suisse.

IP : Effectivement. Tu organisais des soirées-jeux régulièrement. Lorsque je suis arrivé là-bas pour le travail, j’ai commencé à en entendre parler via une amie d’une amie et je me suis incrusté. Nous avons donc commencé à jouer ensemble. Le courant est bien passé entre nous, nous avons plus ou moins les mêmes goûts en matière de jeux.

SP : Un jour, Ismaël est arrivé avec un début de prototype et m’a demandé ce que j’en pensais. Il a évolué assez rapidement et au bout de deux ou trois mois, nous nous sommes réellement impliqués. Cela s’est fait assez naturellement, finalement. Étant donné que je suis dans le milieu depuis plus longtemps, j’ai pu montrer le jeu à mon réseau de connaissances, notamment à des éditeurs comme les Space Cowboys et Days of Wonder. Tout est allé assez vite, enfin, cela a pris quand même deux ans, mais Days of Wonder a donné son accord rapidement car le jeu leur convenait et le timing était parfait.

Tu es à la fois auteur et éditeur avec les Space Cowboys. N’as-tu pas été tenté de signer le jeu avec eux ?

SP : Je ne suis pas décisionnaire chez les Space Cowboys. En revanche, j’aurais pu le sortir chez GameWorks, que je dirige. Mais je pense qu’il était plus juste de travailler avec Days of Wonder. GameWorks va être mis en stand by et cela m’a permis d’éviter tout ce que j’aime le moins, “l’après”, à savoir la distribution, etc. Days of Wonder gère cela très bien.

Mon expérience d’éditeur me fait travailler un peu différemment. En plus d’apporter de nouvelles mécaniques aux prototypes, je réfléchis sur l’ergonomie, les couleurs, je trie un peu toutes les idées afin de rendre le jeu plus lisible, même si ces tâches reviennent parfois à d’autres personnes.

La pose d’ouvriers a-t-elle été l’idée de départ du jeu ?

IP : Absolument. C’est un de mes genres préférés, j’aime beaucoup Agricola. J’ai pu remarquer que dans ce style de jeu, l’un des objectifs est d’obtenir de plus en plus d’ouvriers, afin d’avoir de plus en plus d’options. Et moi, je voulais aller à contre-courant de cette tendance. Je voulais que le nombre d’ouvriers diminuent au fur et à mesure. Bien sûr, nous n’avons pas réussi à obtenir tout de suite le résultat final de The River. Les bases du premier prototype sont là : le joueur amasse des ressources, pose des tuiles pour produire plus, dans le but d’atteindre des objectifs. Au départ, chaque objectif rempli entraînait la perte d’un ouvrier. L’idée a évolué par la suite : la diminution du nombre d’ouvriers est désormais liée à l’augmentation de la production. La pose de tuiles et la perte d’ouvriers, voilà les deux concepts de base de The River.

SP : C’est effectivement l’idée maîtresse, la petite “touche d’originalité” du jeu. En règle générale, plus on avance dans ce type de jeux, plus ils se complexifient. Dans The River, c’est pratiquement l’inverse. Il est difficile au départ et se simplifie par la suite. Il a tendance à s’accélérer sur la fin, ce qui est plutôt agréable.

IP : Et au final, ce qui est intéressant, c’est que tu n’as pas moins de choix.

SP : Absolument. Tu es confronté à des dilemmes, mais tu n’as pas mille options qui s’offrent à toi.

IP : Il faut donc savoir gérer ses priorités.

SP : Exactement. Et le jeu devient presque linéaire sur la fin.

IP : Tout à fait. Je n’apprécie pas particulièrement les jeux où la durée des tours va crescendo, ce n’est pas ce que je recherche.

SP : Ce n’est pas un mal, mais tout dépend du style de jeu.

IP : Voilà.

Votre duo se compose d’un jeune auteur et d’un auteur confirmé. Ismaël, comment as-tu fait pour affirmer tes choix et décisions ?

IP : Notre collaboration s’est très bien passée, nous sommes plus ou moins sur la même longueur d’ondes. Ayant testé plusieurs de ses prototypes, j’ai pu observer la manière de travailler de Sébastien. Je sais que lorsqu’il fait une remarque, elle est assez juste. Nous sommes parfois en désaccord et je n’hésite pas à dire que telles ou telles de ses idées ne me conviennent pas. Ce n’est pas parce qu’il a plus d’expérience qu’il a toujours raison, même si c’est souvent le cas. En tant que jeune auteur, il faut à la fois savoir affirmer ses idées de base mais aussi être à l’écoute des autres. Si l’on fonce tout droit avec des œillères, on va dans le mur, à moins d’être très bon.

SP : Je pense que là où mon expérience a servi notre collaboration, c’est que plutôt que d’apporter toutes les réponses ou de dire que telle mécanique n’est pas bonne, je pose souvent les bonnes questions. Cela ne m’empêche pas d’avoir un avis tranché sur plusieurs choses ou de proposer des solutions. En tout cas, avec l’expérience d’éditeur et de joueur, j’arrive à mettre le doigt sur ce qui ne fonctionne pas parfaitement. Et lorsque l’on travaille avec une personne ouverte d’esprit, quel que soit son bagage, elle se rend vite compte du problème. C’est un peu comme si l’on te prenait la main dans le sac en train de faire une bêtise. Poser des questions pertinentes permet de faire avancer le projet et de parvenir à la solution du problème.

IP : Cela dépend certainement des personnes, mais nous fonctionnons comme cela. On soulève beaucoup de questions, sans pour autant avoir systématiquement la réponse. Cela a plutôt bien marché.

J’imagine que l’inverse est également vrai : une certaine fraîcheur doit être bénéfique.

SP : Comme je le disais, j’ai une certaine capacité à déceler les problèmes, mais lorsqu’il s’agit de mes propres jeux, c’est plus compliqué. Je sais que quelque chose cloche, mais je n’arrive pas toujours à mettre le doigt dessus. Les idées prennent la forme d’une arborescence, sur laquelle je n’ai pas forcément une lecture transversale. Certains concepts forment les racines du projet et ils me paraissent inamovibles. Pourtant, en adoptant une lecture latérale, on se rend compte que l’ensemble est bancal. C’est là qu’un regard attentif extérieur, qu’il soit expérimenté ou pas, permet de mettre en lumière les erreurs, d’ouvrir la discussion et de trouver des solutions.

The River relève parfois du jeu de course. Il est possible de mettre fin à la partie très rapidement. Était-ce une réelle volonté de votre part ?

IP : Nous ne souhaitions pas faire un jeu trop long. Cela ne collait pas avec la simplicité de The River. Un jeu simple et court donne envie d’enchaîner les parties.

SP : Effectivement. Le jeu ne propose pas énormément de ressources, ni un panel de choix très large : on stocke ou on produit. Du coup, le joueur ne voudra pas forcément que la partie dure une heure et demie. Nous voulions privilégier le dynamisme. The River n’est pas assez riche (je ne parle pas des dilemmes auxquels le joueur peut être confronté, mais de richesse pure) pour traîner en longueur. Sur cet aspect, le calibrage s’est fait assez naturellement. On est parfois tenté d’en faire plus, mais il ne faut pas que l’expérience de jeu soit trop longue.

IP : Nous avions cela en tête dès le départ. Je ne me rappelle plus combien d’objectifs il y avait au tout début, peut-être cinq ou six. En tout cas, c’était très proche du résultat final.

Qu’en est-il des jetons bonus pour inciter à la construction ?

SP : Ils sont arrivés à mi-parcours, il me semble.

IP : Ils n’étaient pas présents au départ, mais ils sont venus assez rapidement.

SP : C’est une course, de toute façon. Si tu ne fais que courir, tu ne feras que très peu de points. Mais c’est aussi le cas si tu traînes trop. La fin de la partie apporte une certaine tension : « est-ce que j’y vais à fond ou pas ? »

IP : Le côté course est effectivement sensible à trois joueurs, car il y a une plus grande liberté dans le choix des actions. On ne cherche pas forcément à se bloquer, mais à être le plus rapide.

Que se passe-t-il dans l’esprit d’un auteur lorsqu’il voit son premier jeu publié chez un éditeur de prestige tel que Days of Wonder ?

IP : On n’y croit pas, tout simplement ! On se dit que tant le jeu n’est pas sorti, tout peut arriver, même si le contrat est déjà signé. J’ai commencé réellement à y croire lorsque j’ai vu les illustrations, les personnes qui s’en chargeaient, et lorsque j’ai eu la boîte dans les mains. C’est fantastique ! C’est un sentiment que doit partager tous les auteurs, expérimentés ou non, lorsqu’un de leurs jeux est publié chez Days of Wonder.

C’est également une première pour toi, n’est-ce pas ?

SP : C’est effectivement ma première fois chez Days of Wonder. C’était certainement moins excitant pour moi, puisque ce n’était pas mon premier jeu. Et le fait d’avoir la casquette d’éditeur avec GameWorks casse un peu la magie. Je connais déjà toute la procédure. Cela étant dit, comme je ne suis pas complètement éditeur, j’ai éprouvé du plaisir à découvrir les illustrations, la boîte finie, etc. Je n’ai pas eu à travailler sur le “maquettage”. C’est complètement différent quand j’ai entre les mains un de mes propres produits, j’ai toujours l’impression qu’il s’agit d’un prototype, c’est très étrange.

Je connais presque tout le monde chez Days of Wonder, mais le fait de se retrouver ici, dans cet énorme stand, c’est assez délirant. Il y a une centaine de personnes qui jouent en permanence, et juste à côté, il y a des tables des Aventuriers du Rail. Je me rends compte que The River, ce n’est pas un simple jeu de plus qui sort. Tout est grandiose, mon nom est affiché en gros, c’est super ! Et le lancement a été spectaculaire, ce qui n’a pas été le cas pour tous mes jeux. Certains l’aimeront, d’autres pas, mais The River aura été joué par des milliers de personnes sur le salon. C’est génial d’être chez Days of Wonder !

La thématique du jeu a-t-elle évolué avec le temps ?

IP : Il n’y avait pas de rivière au début. L’exploration des tuiles prenait la forme d’un quadrillage. Il n’était pas nécessaire de les placer dans le sens de la rivière. C’est Sébastien qui a apporté cette contrainte et nous nous sommes basés dessus par la suite.

SP : Au départ, il y avait des formes géométriques.

IP : Les objectifs n’étaient pas tous liés aux ressources, il fallait reproduire certaines formes avec les tuiles.

SP : Un peu comme Pentamino ou Blokus, en fait.

IP : Certaines personnes n’arrivaient pas à visualiser tout cela. Du coup, pour maintenir certaines contraintes de placement dans le jeu, Sébastien a eu l’idée d’intégrer une rivière.

SP : C’est une spatialité qui est extrêmement facile à gérer. Les espaces vides sont visibles, de même que les colonnes. Nous avons donc conservé les contraintes tout en simplifiant la lecture du jeu. La rivière a fait sens, de par sa forme serpentée, et tout le reste en a découlé. Ensuite, nous avons intégré les bateaux pour gérer la notion de perte des meeples, ce qui collait parfaitement à la mécanique et au thème.

Une question qui vaut son pesant d’or : est-ce une rivière ou un fleuve ? C’est cette dernière appellation qui apparaît dans le livret de règles.

(rire collégial)

SP : Mmmh, oui, tout à fait…

IP : Est-ce qu’on peut aller sur une rivière avec un bateau ?

SP : Je ne sais pas si un fleuve peut avoir la taille d’une rivière, ou s’il y a la notion d’affluents/confluents… Je ne saurai dire. Disons qu’il s’agit soit d’un petit fleuve ou d’une grosse rivière !

IP : “Fleuve” n’a pas réellement d’équivalent en anglais, non ? C’est “big river” !

Oui, c’est ça.

SP : Quelle est la nuance entre une rivière et un fleuve ?

IP : Je pense que c’est la taille…

SP : Il y en a un qui se jette dans l’océan, non ?

C’est le mot “fleuve” qui est utilisé dans le livret de règles.

SP : C’est certainement plus approprié, puisqu’il se jette dans un océan…

Dernière question, parmi les jeux déjà sortis, y en a-t-il que vous auriez aimé créer vous-même ?

SP et IP : Sacré question !

(Longue réflexion)

SP : J’aurais bien aimé faire Dominion. Kingdom Builder également, il s’agit du même auteur. Et… Puerto Rico. Ah, 504, de Friedemann Friese. À l’époque, on rêvait de faire un jeu de ce genre avec une équipe d’auteurs allemands, dont Friedemann, Marcel-André Casasola-Merkle, Jens-Peter Schliemann, ainsi que Malcom Braff, le co-fondateur de GameWorks. Cela nous a paru trop complexe, mais Friedemann a tenu bon. Cela lui a pris plusieurs années, ce qui en fait presque un “achievement”. Je ne sais pas si le jeu se vend bien, mais en tant qu’auteur, je lui tire mon chapeau. J’aurais bien aimé réussir à faire cela.

IP : J’en ai plusieurs qui me viennent en tête. De manière générale, j’aurais voulu créé tous les jeux que j’apprécie. J’aime beaucoup la mécanique de 7 Wonders, le draft et la façon assez naturelle dont tout s’imbrique. J’ai déjà mentionné Agricola. Dans un registre plus complexe, j’adore Terra Mystica. Ce sont des jeux qui demandent beaucoup d’investissement, où il y a énormément de paramètres à gérer. Taluva, également.

SP : J’aurais adoré faire The Mind. L’idée semble banale, mais lorsque l’auteur s’est rendu compte à quel point le jeu fonctionnait bien, cela a dû être un moment incroyable, que j’aurais vraiment voulu vivre.

Merci à vous, messieurs.

Jihem

La découverte de BurgerTime aux débuts des années 80 aura clairement affecté la vie de ce grand bonhomme. Non seulement, Jihem a développé une passion pour les jeux vidéo, mais il a également choisi de s'installer au pays du hamburger. Sa mère est plutôt heureuse qu'il n'ait pas découvert les jeux avec Boogerman.

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