Les mondes de Thomas “Mayto” Ducourant (Worlds)Coulisses

Les mondes de Thomas “Mayto” Ducourant (Worlds)

Thomas Ducourant est un développeur autodidacte de 26 ans, auteur du jeu indépendant Worlds dont la version finale est sortie le 1er mars dernier (plus d’infos dans cette news). Fidèles à notre approche d’interview “longue durée”, nous avons eu le privilège d’échanger pendant plusieurs semaines avec ce créateur passionné à propos de la genèse de son jeu, des problématiques liées au métier et de la scène vidéoludique en général.

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Thomas “Mayto” Ducourant.

Thomas Ducourant, tu es le créateur de Worlds, dont la version définitive vient de sortir sur PC. En consultant le site officiel du jeu, je me suis rendu compte que ton nom n’y figure nulle part. Tu sembles vouloir privilégier la mise en avant du label Curious Planet, le studio dont tu es l’unique membre. Pourquoi ce choix ?

J’avoue ne jamais m’être posé la question ; c’est un “choix” que j’ai fait par défaut il y a pas mal de temps, et qui mêle probablement beaucoup d’éléments.
Il y avait à l’origine une certaine part de timidité. Lorsque j’ai créé la Curious Planet, je n’avais que très peu entendu parler de jeu indépendant, et j’avais peur de ne pas être pris au sérieux en me présentant comme un développeur solitaire – j’ai même plusieurs fois hésité à omettre ce “détail” lorsque je parlais du jeu.
Si ce sentiment a depuis évolué, j’aime la Curious Planet et ce qu’elle représente ; une forme de rempart mystérieux entre moi et le reste du monde, derrière lequel je peux créer tranquillement. Idéalement, j’aimerais qu’elle soit un jour synonyme d’une certaine vision du jeu vidéo, que j’espère réussir à véhiculer au travers de mes jeux.

Comment l’idée de concevoir un jeu vidéo a-t-elle germé chez toi ? L’explosion du jeu indépendant a-t-elle contribué à te donner la confiance nécessaire pour te “lancer” ?

L’idée n’a jamais vraiment germé, je pense qu’elle a toujours été présente. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours rêvé un jour de créer “mon jeu”, et ai toujours bidouillé des trucs, que ce soit via divers éditeurs de maps (Age of Empire II, Doom, Unreal Tournament, Far Cry, Doom 3…), des logiciels (RPG Maker, Game Maker, Blender, et autres), puis finalement via la programmation. Une chose en menant à une autre, j’ai fini par me mettre à Worlds.
Essayer d’en vivre est vite devenu une évidence. Comme je le disais, j’ai plus ou moins découvert le jeu indépendant lorsque je me suis lancé, même si je n’avais aucune idée de l’ampleur du phénomène (qui restait cependant bien moindre qu’aujourd’hui) ; ça n’a donc pas été un facteur majeur. Pour être honnête, je me suis par la suite plus senti écrasé par cette explosion qu’autre chose ; le développement de Worlds a pris beaucoup de temps, bien plus que prévu initialement. Il n’est pas facile de voir le monde entier avancer tandis qu’on en reste au même point !

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Le logo de la Curious Planet.

Worlds est disponible à la vente sur le site de Curious Planet, mais aussi sur Steam en tant que bénéficiaire du programme Green Light. Cela lui a-t-il forcément offert davantage de visibilité ?

Pas vraiment… Le souci évident de Greenlight, c’est qu’il ne permettait qu’aux jeux déjà populaires / attendus d’accéder à Steam. Si les premières semaines, de nombreux utilisateurs se sont prêtés au jeu des votes, ils ont rapidement laissé tomber, préférant voter de manière ponctuelle pour les jeux dont ils avaient déjà entendu parler. Les gars de Valve se sont apparemment rendu compte de ce problème puisqu’ils ont fini par ouvrir les vannes, acceptant la plupart des jeux pas trop mal classés.
C’est à ce moment que Worlds a été « Greenlighté », après plus d’un an et demi sur la plate-forme, et donc sans grand impact sur sa visibilité…

Tu évoques une genèse difficile pour Worlds, dont la version finale aura mis plus de six ans à sortir. Avec le recul et l’expérience dont tu bénéficies aujourd’hui, procéderais-tu autrement (en revoyant à la baisse certaines features trop ambitieuses, en te faisant aider afin de ne pas supporter tous les aspects du développement, etc…) ?

Je pense que je prendrais plus le facteur de temps en considération. J’ai programmé beaucoup de choses dans Worlds en ne considérant que le résultat final, au détriment du temps de développement supplémentaire que ça pouvait engendrer.
Par exemple, le pathfinding des ennemis utilise des chemins tracés sur les cartes ; c’est une méthode assez répandue, mais assez mal intégrée dans Worlds d’un point de vue “pratique”. Mon éditeur de cartes n’était pas vraiment fait pour ça, et j’ai dû tracer les chemins sur chaque carte, en numérotant des “jonctions”, en traçant des plans sur papier, etc… multiplié par le nombre de maps (plus de 400), ça représente vite un travail monstrueux, et il aurait sûrement été plus simple d’opter pour un système hybride, voire complètement différent. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres !

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Une séquence de Worlds.

Un autre point que je changerais, c’est la façon de penser la durée de vie du jeu. J’ai le sentiment que beaucoup de joueurs se lassent rapidement des jeux “trop longs”, et ne les terminent pas. Je travaille d’ores et déjà sur un nouveau projet, et j’essaie de rendre sa durée de vie plus modulable ; ça passe notamment par une plus grande ouverture du jeu, et une réduction des tâches liées à l’histoire. Les plus impatients peuvent ainsi se focaliser sur l’essentiel, tandis que les plus passionnés peuvent prendre leur temps et profiter du gameplay, fouiller à la recherche de secrets, etc… Et au final, avoir une histoire moins lourde permet non seulement un ensemble plus fluide, mais aussi une réduction du temps de développement (moins de cinématiques par exemple, ce qui prend pas mal de temps !).
Le rapport entre l’ouverture d’un jeu et sa narration m’intéresse d’ailleurs beaucoup, et j’aimerais y apporter des idées intéressantes par la suite. Mais je digresse !
Dans tous les cas, je ne compte pas travailler en équipe pour le moment. Je suis beaucoup attaché à la notion “d’auteur”, et travailler seul m’offre une liberté que j’apprécie beaucoup.

Worlds est nourri d’influences diverses et variées, qui font d’ailleurs une grande partie de son charme, que ce soit en matière d’univers ou de gameplay. Quelles sont tes références vidéoludiques personnelles et dans quelle mesure ont-elles nourri la conception du jeu ?

Sans trop de surprise, je joue beaucoup, et à beaucoup de genres différents, même si j’aime particulièrement les jeux d’action / aventure. Le gameplay de Worlds se veut complet, tout en restant accessible ; je me suis pas mal inspiré de séries comme les Zelda, les Metal Gear Solid ou les premiers Doom. Ce sont des jeux qui n’ont pas grand chose en commun, mais qui ont tous influencé Worlds d’une façon ou d’une autre. On peut par exemple s’infiltrer dans une base aux nez des ennemis à la Metal Gear, ou tout faire péter dans des gunfights nerveux et précis, à la Doom. Le côté plus aventure du jeu, lui, vient de Zelda et se retrouve dans les nombreux dialogues, les passages secrets nécessitant certains pouvoirs ou équipements, etc.
Des jeux comme les Metroid, les Castlevania, ou le premier Resident Evil comptent aussi parmi mes jeux favoris, et leur conception très ouverte de la progression se retrouve souvent dans Worlds. Il existe de nombreux passages secrets permettant de couper des séquences du jeu, voire certains boss, et le jeu regorge de capacités, armes et autres objets cachés. Certains items cachés ont eux-mêmes des fonctionnalités cachées (j’adore les secrets ! )

Pour ce qui est de l’univers – ou plutôt des univers, ils ont plus été influencés par des jeux comme Another World ou Myst ; je voulais que l’on ressente cette même sensation d’inconnu, de découverte. Ce sont des jeux aux univers très forts, mais aussi aux gameplay beaucoup plus légers. On en revient à l’équilibre entre ouverture / gameplay et narration dont je parlais plus haut. Ça n’a pas été simple de concilier les deux, mais je pense m’en être pas trop mal sorti !

Worlds est sorti de façon précoce, avec des mécaniques déjà bien installées mais un contenu limité, appelé à se développer au fil du temps. Très répandu aujourd’hui, l’accès anticipé l’était beaucoup moins à l’époque. Peux-tu nous raconter comment s’est déroulée la réception du jeu et nous préciser dans quelle mesure les retours de la communauté ont influencé la suite de son développement ?

L’alpha a été plutôt bien reçue, étonnamment bien même, au vu de ses nombreux défauts. Elle n’a pas connu un succès phénoménal (loin de là), mais les retours étaient bons !
Si je présentais à l’époque cette version comme une version finale qui ne verrait que son contenu s’étoffer, j’ai finalement modifié énormément de choses, et je peux maintenant dire qu’il ne s’agissait bien que d’une alpha. Malheureusement, Worlds se prêtait en fait assez mal à ce principe ; le jeu fonctionnait un peu comme un jeu épisodique, avec une mission sortant tous les 2 ~ 3 mois, voire plus. Les joueurs ne s’en plaignaient pas tellement, mais ça n’était pas ce que j’avais imaginé pour Worlds, que je voulais être une expérience “entière”. J’ai fini par retirer cette version de la vente, et arrêter les mises à jour pour me consacrer à la finalisation du jeu.
Les retours m’ont permis d’améliorer un certain nombre de points (notamment l’équilibrage), mais je ne pense pas retenter l’expérience.

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Thomas est aussi un webmaster avisé !

Le développement en solo de Worlds t’a amené à œuvrer, en véritable homme-orchestre, dans des domaines aussi différents que la direction artistique, la modélisation 3D, la programmation, le gameplay, le scénario et la musique, sans parler d’aspects annexes comme la communication. Y a-t-il un secteur qui t’a passionné en particulier, et dans lequel tu souhaiterais te spécialiser si tu étais recruté par un gros studio de développement ?

Sans aucun doute la conception du scénario et du gameplay. Imaginer et concevoir un jeu de A à Z a toujours été mon premier objectif, et je n’ai appris le reste que pour parvenir à cette fin. J’apprécie beaucoup la programmation cela dit, les rouages du programme étant intimement liés au gameplay du jeu.
J’avoue être moins passionné par la modélisation 3D et l’animation ; j’aime imaginer les personnages et les environnements bien sûr, mais les concrétiser est un processus long et fastidieux. J’ai très facilement le syndrome de la page blanche dans ce domaine !
Quant à la musique, il s’agit du dernier domaine que j’ai appris. Je pensais au départ utiliser des musiques libres sur Worlds, mais je n’ai rien trouvé qui correspondait à ce que j’avais en tête, et n’était pas très à l’aise avec cette idée de toute façon. J’ai finalement appris à « faire de la musique » un peu sur le tas. Même si je l’apprécie, c’est le domaine dans lequel je suis le moins à l’aise et le moins confiant. J’étais assez surpris d’avoir de bons retours sur les musiques du jeu !
Pour finir, s’il y a bien une chose que je fais de force, c’est la communication… J’ai horreur de ça.

Concevoir un jeu de A à Z, en embrassant toutes ses facettes, a-t-il changé ton regard sur le game design et le jeu vidéo en général ?

J’ai appris énormément de choses. Le game design pour commencer ; au départ, j’étais comme un bambin avec plein de jouets, et n’avais aucune idée des points importants qui faisaient un bon jeu vidéo. Les premières heures du jeu sont celles qui ont le plus été remaniées au cours du développement, sans parler de l’équilibrage général. Il faut dire aussi que j’ai eu le temps de jouer à beaucoup de choses et l’évolution de mes connaissances dans ce domaine est aussi liée à l’expansion de ma culture vidéoludique.
J’ai également appris à mieux connaître le monde du jeu vidéo, que j’imaginais plus… léger ? Il y a malheureusement beaucoup de business dans tout ça et assez peu de place pour la création pure. Mais j’imagine que c’est le cas dans tous les domaines.

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Une énigme dans Worlds.

Tu évoques l’industrie du jeu vidéo et sa tendance à faire prévaloir le business sur la création. Y a-t-il tout de même des aspects et des évolutions qui t’intéressent et qui t’enthousiasment encore en dehors du circuit indépendant, ainsi que des productions mainstream que tu affectionnes particulièrement ?

Pour clarifier, lorsque je parle de business, je pense moins aux jeux qu’à leur traitement. Je vais enfoncer des portes déjà grandes ouvertes, mais il y a un réel problème dans la relation éditeurs / presse / joueurs. Les jeux ne sont plus traités que comme de purs produits commerciaux et le schéma est devenu des plus familiers maintenant ; chaque nouveau jeu est un événement majeur, annoncé comme le Saint Graal, puis vite oublié une fois sorti (peu importe sa qualité d’ailleurs). Les éditeurs capitalisent sur des ventes à court terme et cherchent du coup à faire le plus de bruit possible ; la presse de son côté, sert finalement de relais d’informations, sans vraiment réaliser l’importance de son rôle ; et les joueurs jouent le jeu plus ou moins consciemment, achetant pour beaucoup des jeux qui ne les auraient jamais intéressés sans tout ce bruit autour.
Le problème, c’est que tout cela mènera à terme à une uniformisation du jeu vidéo. Les jeux de certaines catégories ou visant certains publics étant beaucoup plus mis en avant que d’autres tout aussi valables, même au sein des jeux mainstream, je n’ai aucun mal à imaginer que beaucoup de projets d’envergure sont abandonnés simplement parce qu’il sera difficile d’en faire la communication.

Mais je m’écarte de la question ! Il existe heureusement toujours plein d’excellents jeux et je n’ai aucun mal à trouver mon plaisir pour le moment. Je suis rarement déçu par les jeux Nintendo et je jouerai encore à ma Wii U de nombreuses années. En ce moment, je passe pas mal de temps sur Xenoblade Chronicles X et Starfox Zero, tous deux excellents.
Je trouve aussi mon bonheur sur PS4, bien qu’un peu plus rarement. J’ai passé un temps fou sur The Phantom Pain, ai été très agréablement surpris par le nouveau DOOM, et j’ai adoré Bloodborne. Maintenant, c’est une console qui manque de jeux plus légers ; ça peut sembler surprenant dans la mesure où Worlds est un jeu relativement violent, mais j’aime beaucoup les jeux tous publics (sans forcément parler de jeux “pour enfants”), et sans être fan de figurines, ça n’est pas une catégorie très représentée sur cette console !
J’adorerais voir de nouveaux jeux dans la veine de Beyond Good & Evil, par exemple.
Pour finir, et à quelques parties de Doom près, je joue malheureusement peu sur mon PC ; étant située dans mon bureau, ma machine est désormais synonyme de travail. Mais je remédierai à ça lorsque j’aurais un autre ordinateur, dans une pièce différente !

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Désolé Thomas, nous avons dû faire parler ton Facebook !

Tu évoquais plus haut un nouveau projet. Est-ce que tu peux d’ores et déjà nous en dire plus ?

Il est un peu tôt pour en parler, mais je peux déjà avancer qu’il s’agira d’un jeu d’action / aventure en 3D. Comme dit plus haut, j’espère réussir à intégrer la narration du jeu dans son gameplay (c’est obsessionnel), tout en laissant un maximum de liberté au joueur. Je vise également un développement beaucoup plus court que celui de Worlds, donc attendez-vous à en entendre parler rapidement !

Quel(s) conseil(s) aurais-tu à l’intention de tous les développeurs autodidactes qui souhaitent, comme tu l’as fait, se lancer dans l’aventure de la création en solo ?

De se lancer ! Ça demande pas mal d’apprentissages, mais en étant suffisamment motivé, tout est possible. Il faut savoir faire preuve de curiosité et s’intéresser aux différents domaines, ils sont de toute façon tous très intéressants et enrichissants.
Mais surtout, de ne pas faire la même erreur que moi, et de commencer avec un projet moins conséquent ! Il est très difficile de mener un gros projet à bout, et plus l’investissement (personnel, financier…) est gros, plus les risques de se planter quelque part le sont également.

 

Merci à Thomas Ducourant pour cet échange des plus enrichissants.

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