Nous vous avions déjà parlé de Monumental en février dernier. Matthew Dunstan, l’auteur, et Philippe Nouhra, le patron de Funforge avaient alors tous les deux répondu à nos questions alors qu’ils s’apprêtaient à lancer la campagne Kickstarter pour financer leur jeu plutôt ambitieux, mêlant civilisation et deckbuilding.
La suite, on la connaît. Tout ne s’est pas déroulé comme prévu et la campagne a été annulée prématurément dans le but de mieux la relancer quelques mois plus tard. Plus préparée, cette nouvelle campagne s’achèvera le 22 novembre et se soldera par un grand succès. Matthew et Philippe reviennent ici sur les erreurs commises la premières fois, mais surtout sur ce qu’ils ont pu faire pour redresser la barre et donner une nouvelle chance à Monumental.
La dernière fois que nous nous sommes parlés tous les trois, vous étiez sur le point de lancer la première campagne Kickstarter de Monumental. Celle-ci n’est pas allée jusqu’au bout et a été annulée. Qu’est-ce qui se passe dans votre esprit au moment de l’annulation ?
Matthew Dunstan : Je pense que c’est une question pour Philippe.
J’aimerai tout de même avoir ton opinion, Matthew.
Philippe Nouhra : Globalement, nous n’étions pas enchantés d’annuler la campagne, mais c’était la chose à faire. Nous savions que le jeu était bon, mais nous ne voulions pas qu’il soit poussé par une campagne insuffisamment préparée. Cette première campagne a été lancée trop tôt et nous l’avons préparée trop vite. Les choses n’étaient pas prêtes comme elles auraient dû l’être. Lorsque nous avons vu que la campagne commençait à perdre son élan et que nous n’allions pas atteindre l’objectif final, nous avons choisi de l’annuler. Mais c’était pour le bien du jeu. En fait, il ne s’agissait pas de l’annuler mais de la relancer ultérieurement.
Matthew n’était pas au courant. Ce qui rendait les choses encore plus difficiles, mais nous savions que c’était la chose à faire. Il nous fallait ces six ou sept mois supplémentaires pour préparer les choses correctement et rencontrer le succès. C’est ce qui compte au final. C’est ce qui fait le succès ou l’échec d’une campagne.
Donc tu n’étais pas au courant…
MD : C’était une période stressante pour toutes les personnes impliquées. D’une certaine manière, j’ai le job le plus facile dans la mesure où je ne suis pas celui qui écrit les mises à jour ou qui prend les décisions durant la campagne.
Mais je suis fier de ce jeu et de ce que nous avons accompli. Nous voulons obtenir le meilleur jeu possible. Et cela n’avait pas de sens d’atteindre péniblement l’objectif quand il y avait tant d’autres choses à améliorer — des choses qui n’avaient pas forcément de rapport directement avec le jeu en soi, mais qui permettraient tout de même d’obtenir un meilleur produit, un plus grand succès et l’opportunité à plus de personnes d’avoir le jeu, parce qu’elles en auront entendu parler beaucoup plus autour d’elles.
Je ne dis pas que c’était facile, c’était difficile émotionnellement pour moi. Mais avec le recul, non seulement nous avons pu améliorer la façon de mener la campagne, mais nous avons aussi pu améliorer le jeu. Il n’est pas resté dans sa boîte pendant six mois, à attendre le lancement de la nouvelle campagne. Nous avons mis à profit ce temps pour l’améliorer, notamment la façon dont les cartes fonctionnent avec le plateau…
PN : Je pense que le jeu est encore meilleur qu’il ne l’était. Nous sentions qu’il y avait des faiblesses dans les mécanismes entre les cartes et le plateau. Nous en avions discuté, mais il nous fallait aussi lancer la campagne, et c’est ce que nous avons fait en pensant que nous pourrions sortir des extensions par la suite afin d’améliorer le gameplay. Mais ce n’était visiblement pas la bonne décision de démarrer la campagne ainsi. Nous avons réalisé un peu trop tard qu’au lancement d’une campagne, tout doit déjà être prêt. Ce qui est le cas aujourd’hui. Nous avons utilisé les six mois supplémentaires pour travailler le jeu et le faire évoluer jusqu’à ce qu’il est aujourd’hui. Ce qui a servi le jeu.
Nous avons donc aussi bien travaillé sur la campagne elle-même et la façon de la mener, que sur le gameplay du jeu. Ce qui rend l’ensemble bien meilleur qu’auparavant.
Tu dis que vous n’étiez pas prêts pour mener la première campagne. As-tu des exemples sur ce qui n’allait pas lors de celle-ci ?
PN : Bien sûr. Il y a plusieurs choses en fait. La première étant qu’il n’y avait pas de vidéo trailer pour montrer le jeu. Cela peut paraître trivial, mais ça ne l’est pas. S’il y a un trailer, les gens le regardent et n’y prêtent finalement pas plus attention que cela. En revanche, s’il n’y en a pas, cela devient un vrai problème pour eux. « Il n’y a pas de trailer ! Ces gens ne sont pas professionnels » se disent-ils.
Plus important, nous n’avions pas assez préparé l’aspect communication autour du jeu, particulièrement aux États-Unis. Nous n’avions aucun vidéo-test. Aujourd’hui, pour cette nouvelle campagne, nous en avons plusieurs venant de chaînes très connues. C’était important pour les acheteurs américains d’avoir ces vidéos, puisque nous n’étions présents à aucun événement américain où les joueurs auraient pu essayer le jeu et se forger une opinion. L’absence de tests vidéo a vraiment pénalisé la première campagne. Perdre les premiers backers américains, c’est passer à côté de sa cible.
Ces deux points seuls étaient de grosses erreurs de notre part. Nous en avons pris conscience assez rapidement et avons décidé de rectifier le tir pour le reboot de la campagne. Nous avons du travailler dur sur la communication autour du jeu. Je pense que c’est ce qui explique en partie le succès de cette nouvelle campagne.
Matthew, tu es plutôt occupé ces derniers temps avec de nombreux jeux qui viennent de sortir ou s’apprêtent à sortir. Je vois ton nom sur beaucoup de boîtes de jeux. Est-ce que c’était stressant pour toi de savoir qu’il fallait retourner bosser sur Monumental en plus de tous les autres projets déjà en cours ?
MD : Certains projets demandent plus de temps que d’autres. Et clairement, Monumental a été l’un des projets les plus exigeants à ce niveau-là. Cela est dû au type de jeu. Monumental est l’un de mes jeux les plus complexes. Je travaille sur son design tout seul. Et même en dehors de sa complexité, c’est un projet très ambitieux.
PN : Et pour être honnête, nous avons demandé beaucoup à Matthew parce que nous voulions ajouter encore plus de choses à la boîte. Nous lui apportons de nouvelles idées à développer toutes les semaines, tous les jours mêmes, et parfois plusieurs fois par jour ! C’est certain qu’il s’agit d’un projet très exigeant.
MD : Oui, mais tout cela est gratifiant au final ! C’est bon d’avoir un jeu qui pourra vivre longtemps après sa sortie. Tout ce travail supplémentaire nous a permis d’imaginer les directions à suivre pour la suite, des choses que nous verrons pendant ou après la campagne. Il y aura des nouveaux éléments de gameplay qui permettront à d’autres chapitres de voir le jour pour étendre la durée de vie du jeu. C’est une chose que je n’avais encore jamais eu l’occasion de faire jusqu’ici.
Au bout du compte, je réalise aussi que le temps de développement n’est pas égal d’un jeu à l’autre. Une heure de développement passée sur ce jeu ne représente pas nécessairement une heure de développement sur autre jeu. Parce que tu ne sais jamais si un jeu connaîtra le succès ou non. Parfois, il est utile de passer plus de temps sur un projet parce que cela peut avoir un impact sur les plans d’après-sortie. Nous verrons comment cela se traduira pour Monumental. Je suis juste content de constater que le travail déjà accompli nous ouvre la voie vers de nouvelles directions. Les gens sont heureux lorsque nous annonçons de nouveaux objectifs sur la campagne, avec par exemple de nouvelles cartes pour les decks. C’est bon de voir que la communauté nous soutient. Cela valide tout le travail que nous avons effectué.
Tout cela étant dit, j’ai aussi un vrai travail à côté, donc…
C’est justement l’objet de ma prochaine question. Comment arrives-tu à trouver un équilibre entre tes deux occupations ?
MD : J’ai mis mon boss dans l’un de mes jeux ! Ça aide… Non, je ne sais vraiment pas comment répondre à cette question. Ça en arrive à un point où c’est une vraie tension. Je suis dans la recherche, donc j’ai pas mal de flexibilité à ce niveau. Mais tôt ou tard, l’une ou l’autre des occupations devra s’effacer.
Je suis très chanceux que le côté jeux fonctionne si bien. Mais c’est aussi un job très imprévisible. Qui sait ? Quand je te parlerai à Cannes l’année prochaine, j’aurai peut-être une autre réponse à cette question délicate.
En tout cas, j’aime le mélange. Je pense que le fait de faire les deux à la fois m’aide à apprécier chaque aspect à sa juste valeur.
Pour en revenir au design. À quel moment est-ce que tu considères qu’un design de jeu est terminé ?
MD : Ce n’est jamais terminé !
Est-ce donc le travail de l’éditeur de te signaler quand le boulot est terminé ?
MD : Exactement. L’éditeur doit mettre un fichier à l’impression et ce fichier ne peut plus changer. Mais Kickstarter est quelque part entre l’éditeur et l’auteur. L’aspect positif d’être impliqué dans un Kickstarter qui marche, est que durant la campagne, rien n’est définitif. Ça ne veut pas dire que nous n’avons pas déjà imaginé et planifié ce à quoi va ressembler le futur du jeu, mais il faut aussi tenir compte de tous les retours de la communauté. C’est ce qui rend les choses intéressantes. Le danger, cependant, est de perdre l’intérêt sur le trop long terme.
C’est pourquoi c’était bon de travailler avec Funforge. Ils sont tout aussi passionnés et intéressés que moi par Monumental. Pas seulement en tant que produit, mais en tant que jeu aussi. C’est un jeu auquel ils aiment jouer. Ce soutien de la part de l’éditeur me pousse aussi à continuer à travailler sur le design.
Je ne me souviens plus si le mode solo de Monumental faisait déjà partie du jeu lors de la première campagne…
PN : Oui nous l’avions annoncé durant la première campagne.
MD : C’est en tout cas un mode qui est apparu à peu près à ce moment-là. Nous parlions avant l’interview de jeux qu’on achète et auquel on finit par ne jouer que tout seul. C’est un élément qui a beaucoup changé ces dernières années. Je réalise que c’est devenu de plus en plus important.
Pour Monumental, la bonne nouvelle, c’est qu’il était très facile d’imaginer la façon d’implémenter un mode solo. Finalement, c’était juste nécessaire pour nous de réaliser que ça pouvait être fait et il ne restait qu’à nous assurer de fournir le matériel adéquat pour jouer seul. Je pense que les joueurs vont aimer le mode solo que nous avons imaginé.
Le mode solo s’est construit de manière très collaborative. Les joueurs se transforment régulièrement en auteurs pour imaginer des variantes. La communauté collabore même de plus en plus avec les éditeurs pour faire évoluer les jeux et aboutir aux meilleures expériences possible.
Ce genre d’évolutions pourrait faire partie de Monumental. Nous avons une variante solo assez solide à proposer, mais nous sommes toujours disposés et ouverts si certains veulent jouer différemment. Le jeu s’adaptera à plusieurs manières de jouer.
PN : Après tout, c’est un jeu de civilisation. Cela signifie que nous pouvons très facilement ajouter des choses telles que les modes solo ou cinq joueurs, de nouvelles civilisations, de nouvelles cartes, etc. Cela fait partie intégrante du design. Nous voulions un jeu qui puisse soutenir de nombreuses extensions et s’adapter à de nombreuses suggestions venant de la communauté. Et la communauté est intéressée par ce genre de choses puisque c’est si facile d’ajouter de nouvelles cartes. Du coup, si elle a l’idée d’une carte intéressante, nous pourrons facilement l’intégrer. Cela nous ouvre de nombreuses portes pour l’avenir.
C’est aussi pourquoi je suis content que nous ayons pu prendre le temps de concevoir un tel jeu en poussant toujours plus loin ses limites, jusqu’à ce que la campagne soit un succès.
Tu sais, j’ai tant travaillé sur l’aspect graphique du jeu, ça a pris tant de mois de ma vie, que d’une certaine manière, j’ai l’impression que mon travail sur ce jeu ne sera jamais terminé. J’ai l’impression d’être directeur artistique chez Wizards of the Coast et d’avoir travaillé sur Magic pendant 25 ans.
C’est intéressant. J’ai l’impression qu’il y a une force qui me pousse à accomplir toujours plus de choses pour ce jeu. En règle générale, c’est bon signe quand un projet génère sans cesse de nouvelles idées.
Dans un tout autre registre, il y a une extension qui arrive pour Professeur Evil et la Citadelle du Temps. Que pouvez-vous nous dire sur elle ?
MD : C’est une petite extension qui propose deux nouveaux personnages que vous pouvez intégrer à ceux du jeu de base. Puis, il y a deux modules que vous pouvez jouer avec ou sans les nouveaux personnages. Tous les deux rendent le Professeur un peu plus mauvais…
PN : Ou un peu plus fou !
MD : Oui, c’est ça. Par exemple, il peut poser des portails temporels dans le manoir et c’est à nous de les refermer. Les joueurs peuvent désormais perdre la partie si le Professeur pose trop de portails. Et puis, il y a les accessoires du Professeur qui agissent comme des demi-trésors à récupérer et qui donnent aussi des actions bonus.
Les gens qui connaissant le jeu de base n’auront aucun problème pour ajouter ces nouveaux éléments, qui apportent un peu de variété. Notamment les nouveaux personnages.
PN : Ils ont d’ailleurs des capacités réellement différentes des personnages que nous connaissons déjà. Il sont plutôt puissants et contrebalancent les nouveaux éléments comme les portails temporels qui, eux, rendent le jeu plus difficile. C’est intéressant parce que cette extension n’apporte pas seulement du nouveau contenu et des nouveaux personnages pour varier les plaisirs, mais aussi de nouveaux mécanismes très faciles à comprendre et qui s’intègrent bien au jeu de base. Je trouve le jeu plus difficile à battre avec l’extension, mais je le trouve aussi personnellement plus intéressant.
MD : Avec l’extension, le jeu récompense le fait de bien jouer. En jouant bien, vous profiterez au maximum des nouveaux personnages.
PN : Et puis c’est intéressant de voir que dans le jeu de base, vous essayez de fuir le professeur. À cause des portails temporels, vous tentez de le suivre pour les refermer. Donc vous vous retrouvez constamment en danger, tout près de l’ennemi. Avec un peu de chance, l’un des personnages parviendra à manipuler son esprit pour lui faire faire ce que vous voulez qu’il fasse. C’est vraiment intéressant de voir comment l’extension modifie la façon de jouer.
Pour terminer, y a-t-il un jeu, déjà sorti, que vous auriez aimé créer ?
PN : Magic !
MD : Magic ? Oui… je ne sais pas. Plutôt quelque chose comme Azul, je suppose. J’ai déjà imaginé des jeux dans ce genre, ou dans le style de Splendor. Mais c’est très difficile d’arriver à cet équilibre spécial qui, pour une raison ou une autre, transcende le jeu. Et c’est une telle joie de jouer avec si peu de règles ! C’est un jeu qui peut être joué par n’importe qui.
Dans un autre style, il y a aussi les jeux comme Unlock!. Je suis un grand fan d’escape games. Unlock! était l’un des premiers et aujourd’hui tout le monde essaye de les rattraper. L’année prochaine, nous aurons un jeu allant un peu dans ce sens, pas tant sur l’aspect escape game, mais plutôt dans le genre narratif.
Même question pour toi, Philippe. Un jeu que tu aurais aimé avoir édité.
MD : Est-ce que tu as refusé Les Aventuriers du Rail ?
PN : Non, Funforge n’existait pas encore à cette époque. Donc un jeu que j’aurais aimé publié… Probablement Small World parce que c’est très bien édité. Je connais très bien le directeur artistique de Days of Wonder et je me souviens lui avoir rendu visite quand il habitait à Paris. Il travaillait sur Small World et me montrait le jeu. C’était fantastique. J’aimais le design et le feeling général. Le jeu est vraiment cool, de même que la production. Alors qu’il n’est finalement fait que de jetons en carton. J’aurai beaucoup aimé travailler sur Small World.
Merci à tous les deux.
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