Agricola : La ferme cérébralité Test JDS

Agricola : La ferme cérébralité

Le designer allemand Uwe Rosenberg a une réelle passion pour l’agriculture. Certains diront qu’il s’agit même d’une obsession puisque de son premier jeu de cartes Bohnanza, construit autour de la pousse de haricots, à son tout récent Cottage Garden dédié l’horticulture, une bonne partie de son catalogue touche de près ou de loin à l’élevage ou au travail de la terre. Parmi ses plus grands succès, Agricola est à juste titre considéré comme un classique du jeu de société moderne.

Autant être franc et avouer que le thème d’Agricola n’est pas des plus glamours. À la tête d’une famille de paysans, vous devrez faire votre possible pour cultiver un petit lopin de terre et bâtir des enclos afin d’accueillir du bétail avec sans cesse l’obligation de produire suffisamment de nourriture pour vous remplir le ventre. Effectivement, une lourde épée de Damoclès plane constamment au dessus de la tête des joueurs qui doivent se débrouiller tant bien que mal pour trouver de quoi se sustenter s’ils ne veulent pas avoir à mendier, ce qui se traduit en jeu par des points de victoire négatifs.

C'est ici que toutes les actions sont regroupées. De nouvelles apparaissent au fil des tours.

C’est ici que toutes les actions sont regroupées. De nouvelles apparaissent au fil des tours.

Agricola est un parfait représentant du jeu de placement d’ouvrier. À son tour, chaque joueur pose l’un de ses fermiers sur l’une des actions disponibles et se retrouve ainsi le seul joueur à pouvoir profiter de cette action. Une partie débute avec seulement un couple de fermiers par joueur, ce qui signifie que chaque joueur n’aura que deux actions à sa disposition. Plus tard, il sera possible d’agrandir sa famille pour profiter de main d’œuvre supplémentaire, et donc d’actions additionnelles à chaque tour. Mais avoir des enfants entraîne logiquement l’obligation de produire davantage de nourriture pour que tout le monde puisse manger. Ceci dit, profiter de quelques bras supplémentaires à la ferme est loin d’être un luxe puisque les joueurs évoluent dans un étau volontairement très étroit, au sein duquel il n’y a que très peu de marge de manœuvre. Agricola mise ainsi une grosse partie de sa tension sur la frustration constante de vouloir faire plus que ce l’on peut avec le peu que l’on a.

La patience du fermier bleu a finalement payé. Il touche le jackpot à la forêt.

La patience du fermier bleu a finalement payé. Il touche le jackpot à la forêt.

Il faut par exemple du bois pour agrandir sa maison, pour construire des enclos ou même des étables. Dès lors, la tentation de se rendre à la forêt pour récupérer quelques bûches est forte. Cela dit, en attendant un tour supplémentaire, la réserve de bois augmentera d’elle-même et en une seule action, notre fermier obtiendra d’avantage de bûches que s’il prend tout maintenant. Mais, et c’est le mais qui change tout, en retardant son action, il y a toujours un risque qu’un autre joueur ne se montre pas aussi sage et s’empare de tout ce précieux bois. Donc que faire ? Prendre le bois ? Attendre ? Ce dilemme ne concerne pas seulement la forêt, mais aussi les carrières d’argile et de pierre, la plage de roseaux, les marchés de légumes, de moutons, de sangliers, de bœufs, et globalement toutes les cases d’actions liées aux ressources puisque celles-ci s’accumulent de tour en tour, devenant toujours plus attractives et convoitées au fil de la partie.

Augmenter son stock de ressources n’est qu’une moitié de l’équation dans Agricola, puisqu’il faut également savoir quand se placer sur les autres cases d’action qui permettront d’utiliser les biens stockés jusque-là. À quel moment est-il judicieux d’agrandir sa demeure ? Quand faut-il labourer un champ, puis planter céréales et/ou légumes ? Vous l’avez compris, se précipiter sur ces actions implique que l’on en snobe d’autres, et inversement. Repousser à plus tard ces tâches peut donc entraîner de lourds dégâts si un adversaire ne se montre pas aussi patient et bloque la case jusqu’au prochain tour.

Accumulez les jetons repas pour ne pas avoir à mendier.

Accumulez les jetons repas pour ne pas avoir à mendier.

Bref, Agricola livre un mécanisme de placement d’ouvrier parfaitement maîtrisé et qui colle indéniablement à la thématique générale. Jouer à Agricola demande un travail intellectuel permanent pour tracer sa stratégie et continuellement adapter son parcours en fonction des options encore disponibles après le tour de chaque adversaire. Bien sûr, l’obligation de nourrir sa famille accentue la pression de trouver coûte que coûte une solution à ses problèmes.

Contrairement à bien des jeux qui récompensent les joueurs pour ce qu’ils font, Agricola semble prendre un malin plaisir à distribuer les pénalités pour tout ce que les joueurs ne font pas. En plus des malus donnés pour les repas non fournis, on perd aussi des points pour chaque espace non utilisé dans sa propriété, pour le fait de ne pas avoir assez de céréales ou de légumes dans nos champs, ou encore pour ne pas avoir élevé de moutons, de sangliers ou de bœufs. En parallèle, Agricola stoppe la distribution de points une fois passé un certain seuil dans une catégorie précise, coupant l’herbe sous le pied d’un joueur qui souhaiterait par exemple devenir le roi des courges. Par exemple, à partir d’un certain nombre de légumes récoltés, le nombre de points ne grimpe plus. Même chose pour les animaux en fait. Du coup, en imposant aux joueurs de toucher un peu à tout pour marquer des points, Agricola favorise les confrontations directes. Personne n’a réellement intérêt à se spécialiser dans un domaine ou un autre, et tout le monde court après le même type de ressources pour faire de sa ferme la plus polyvalente possible.

L'agencement de sa petite ferme est cruciale dans la course aux points de victoire.

L’agencement de sa petite ferme est cruciale dans la course aux points de victoire.

Dans ces conditions, il est facile de penser qu’il existe une voie dorée permettant d’arriver à ses fins en obtenant tout ce qu’il faut au bon moment pour marquer le nombre de points maximal. En théorie, ce chemin existe, mais le fait d’être bousculé par les autres joueurs et surtout le fait que les nouvelles actions apparaissent plus ou moins aléatoirement sur le plateau central entraîne une solide rejouabilité. On sait par exemple que l’action permettant d’obtenir des sangliers arrivera durant la 3ème période du jeu, mais qu’elle arrive au 10ème ou au 11ème tour peut complètement modifier la suite des événements. Le nombre de joueurs influent aussi grandement sur le déroulement de la partie. Bien que le titre gère parfaitement les différentes configurations autour de la table, le nombre de participants dicte le plateau à utiliser avec par exemple davantage de cases d’actions ouvertes pour les parties à quatre, contre seulement le strict minimum lorsque l’on joue seul ou à deux.

Quarante savoir-faire pour étendre ses connaissances.

Quarante savoir-faire pour étendre ses connaissances.

L’autre élément crucial permettant de renouveler les parties est à trouver dans les cartes savoir-faire et développements mineurs. En début de partie, chaque joueur reçoit aléatoirement sept cartes de chaque catégorie qu’il pourra jouer durant le jeu. Si certaines demandent des ressources pour être utilisées, alors que d’autres nécessitent des prérequis, comme posséder trois savoir-faire, toutes accordent des bonus spéciaux pour simplifier la vie de notre famille de fermier. On trouve un peu de tout dans ces cartes. Les aménagements mineurs sont par exemple des outils divers et variés : un marteau qui permet de construire une étable gratuitement lors d’une rénovation, une mangeoire qui distribue des points bonus selon la taille de nos pâturages, ou même un tas d’argile qui permet d’utiliser de l’argile à la place du bois pour construire des clôtures. Du côté des savoir-faire, la diversité est également de mise avec le tailleur de haies, l’éleveur de sangliers, l’agriculteur bio, le bûcheron, le fanfaron, le marchand, le restaurateur, l’épicier, le couvreur et bien d’autres encore qui trouvent tous une utilité bien précise et donnent un sérieux coup de pouce au joueur qui apprend cette occupation. En tout, Agricola propose ainsi 40 savoir-faire et autant d’aménagements mineurs, ce qui aboutit à de multiples combinaisons en début de partie, et donc à de nouvelles façons d’aborder son parcours en fonction du tirage reçu.

Ceux qui connaissent déjà Agricola seront peut-être surpris par les chiffres évoqués juste au dessus. Comparé à la précédente édition du jeu qui comptait plus de 130 aménagements mineurs et plus de 160 savoir-faire, le contenu de la nouvelle version du jeu semble effectivement bien maigre. Mais le travail de débroussaillage effectué par Uwe Rosenberg lui-même se montre payant. En écartant les cartes jugées superflues, le jeu gagne en finesse et se montre dans un sens plus pertinent. Car à quoi bon proposer une pluie de cartes si on n’en verra probablement jamais plus de la moitié ? Ainsi dégraissé, Agricola devient d’un coup bien plus abordable, notamment aux yeux des néophytes déjà probablement intimidés par la tonne de matériel proposé. De toute façon, on se doute que des extensions arriveront pour satisfaire les fans de la première heure et introduire les cartes manquantes. En parlant d’extensions, la prochaine est déjà annoncée et permet d’ajouter un cinquième et un sixième joueur. Car oui, la nouvelle édition se retrouve également amputée du cinquième joueur, pourtant présent dans l’édition de base. Le couperet semble ici déjà plus cruel qu’au niveau des cartes. C’est fâcheux, mais c’est ainsi. On attendra sagement l’extension pour accueillir plus de quatre fermiers autour de la table.

L'ensemble des joueurs se disputent les 10 aménagements majeurs. Il n'y en aura pas pour tout le monde.

L’ensemble des joueurs se disputent les 10 aménagements majeurs. Il n’y en aura pas pour tout le monde.

N’allez surtout pas croire que cette derniere édition d’Agricola soit une succession de coupes franches. Ce n’est absolument pas le cas puisque l’ensemble du matériel a fait l’objet d’une refonte esthétique. Les simples disques qui symbolisaient les fermiers adoptent désormais la forme de petits personnages, les différentes ressources sont toutes taillées à l’effigie de ce qu’elles représentent et on retrouve les fameux animaux en bois pour égayer les différents enclos. Le plateau central a aussi été revu. Plus coloré et moins austère, il gagne en clarté et en lisibilité. Le seul petit bémol concerne la représentation des actions associées aux cartes savoir-faire et aménagements mineurs ou majeurs, qui reprennent la couleur du dos des cartes (jaune, orange ou rouge), mais n’affichent pas les symboles de celles-ci. Cela ajoute parfois un peu de confusion pour savoir quel type de cartes il est alors possible de jouer. On pense notamment aux joueurs daltoniens qui devront immanquablement se référer au manuel lors des premières parties pour savoir s’il s’agit d’une carte jaune, orange ou rouge qui est imprimée sur le plateau.

En dehors de cela, c’est vraiment du tout bon pour Agricola. En se concentrant sur l’essentiel et en retouchant les différentes pièces du matériel, la nouvelle version apporte ce qu’il faut de fraîcheur à ce grand classique, et elle n’oublie pas non plus de saluer l’immense communauté de joueurs en listant plusieurs variantes imaginées par les nombreux fans au fil des ans. On pourrait encore parler pendant longtemps d’Agricola, se pencher plus en détail sur les mécanismes, évoquer les aménagements majeurs, saluer le très bon mode solo et la possibilité de se lancer dans une campagne seul ou à plusieurs, mais ce serait finalement broder autour de l’évidence : Agricola est un jeu incontournable qui, certes, ne conviendra pas à tout le monde en raison de la pression omniprésente exercée sur ses joueurs, mais qui aussi et surtout parvient à traduire brillamment sa thématique en une expérience ludique riche et intense.

L'avis d'extralife
  1. Auteur : Uwe Rosenberg
  2. Illustrateur : Klemens Franz
  3. Editeur : Funforge
  4. Genre : Placement d'ouvriers
  5. Nombre de joueurs : 1- 4 joueurs
  6. Durée de la partie : environ 90 mn
  7. Date de sortie : été 2016
  8. Site officiel : http://www.funforge.fr
  • agricola_boiteCette nouvelle édition réussit la double mission de s'adresser aux fans de la première heure grâce à une révision esthétique du matériel, tout en charmant les nouveaux venus, grâce à un dégraissage intensif pour faciliter l'approche. Avec l'obligation constante de pourvoir pour sa famille de fermiers, sans forcément avoir les moyens pour y parvenir, une partie d'Agricola peut se montrer réellement éprouvante, mais c'est justement à ce niveau que le titre brille le plus. Uwe Rosenberg est ainsi parvenu à parfaitement traduire le difficile travail de la terre en une riche expérience ludique recommandée aussi bien en solo qu'à plusieurs.
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Jihem

La découverte de BurgerTime aux débuts des années 80 aura clairement affecté la vie de ce grand bonhomme. Non seulement, Jihem a développé une passion pour les jeux vidéo, mais il a également choisi de s'installer au pays du hamburger. Sa mère est plutôt heureuse qu'il n'ait pas découvert les jeux avec Boogerman.

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