Il y a plus de 10 ans sortait Shadow of the Colossus, combattant féroce des derniers résistants d’une PS2 encerclée par les consoles nouvelles générations. Avec Final Fantasy XII et Persona 4, il était un jeu testament, à l’aura tout aussi imposante. Il toussotait, avait du mal à avancer, mais démontrait la force d’une vision sur la technique. Ces soucis matériels en moins, que peut-il encore dire aujourd’hui ? Malgré son mutisme, bien des choses.
Ueda aime les rapports d’échelle. Ico oppose un enfant à un immense château sans aucune logique architecturale, bestial ; Shadow of the Colossus, un jeune guerrier à des titans et The Last Guardian interroge le lien entre une créature terrifiante et un petit garçon. Un travail de mise en relation, de composition par les contraires pour sublimer son message : l’enfermement et la difficulté à communiquer dans ses premiers et derniers jeux, le jusqu’au boutisme tragique dans Shadow of the Colossus. Un thème régulier dans les contes et les pièces de théâtre classiques, où la mort n’est que la raison profonde d’un changement à opérer chez le héros, qui, à l’instar d’Orphée, payera plus ou moins son entêtement. SotC a cet aspect intemporel, du récit animé par une destinée qui comme l’épée de son héros, s’abat sur les têtes sans aucune raison particulière. Une normalité qui est aussi celle du joueur à qui l’on demande de prendre les faits pour ce qu’ils paraissent afin de le forcer à effectuer ce que le jeu lui ordonne. Sauf qu’ici, des questions se posent et s’empilent jusqu’à peser lourd sur la conscience, car dans son concept même, Shadow of the Colossus interroge. Dans la peau de Wanda, un personnage sans passé qui pose le pied sur une terre isolée, île séparée d’un monde connu par une barrière montagneuse, le joueur comprend vite la situation : une jeune femme blême a perdu la vie et le but de Wanda est de la ressusciter. Plus de liens, aucun moyen extérieur, cette bulle est la sienne et il va y trouver l’aide d’une divinité, Dormin. Cette dernière, au nom-anagramme, lui promet d’exaucer son souhait, à une seule condition ; tuer seize colosses. Ce qui se dirige vers le simple boss-rush prend alors une toute autre dimension avec la rencontre du premier d’entre eux. Outre le fait qu’il est gigantesque et un véritable niveau en soi, avec l’énigme centrale du moyen de le gravir et de le tuer, il a une particularité. Il n’attaque pas.
Un garçon nommé Wanda
Chaque titan que le joueur affronte se comporte de la même manière, il se défend mais ne sera jamais à l’origine d’une agression tant que son territoire n’est pas menacé. Tout ce chemin parcouru pour se retrouver devant un monstre qui devrait suivre comme un script docile les codes du jeu vidéo et s’y refuse. Le joueur doit pourtant continuer, il doit avancer, contempler la fin de l’histoire. Le jeu, de son côté, est là comme un golem ; impassible, il attend. C’est exactement ici le coup de génie de Ueda, offrir les mains grandes ouvertes tous les éléments et laisser au joueur un choix qu’il n’a pas vraiment. Le fil de progression du jeu vidéo est le même que le fil de la destinée qui entrave les héros grecs. Mais il ne faut pas s’y tromper, le titre de la team Ico n’est pas un trip arty métaphorique, il est avant tout un grand moment ludique. Par la finesse de son game-design et les innombrables moments de bravoure jouissif de ce petit guerrier qui avec son arc et son épée semble démuni, Shadow of the Colossus est un immense plaisir à parcourir.
Malgré des soucis de caméra encore présents lors de combats en espace un peu plus réduit et une prise en main flottante à laquelle il faut s’habituer, cette Odyssée d’Homère à terre a conservé sa force incroyable. Et c’est d’autant plus frappant dans un contexte différent, où les propositions en terme de narration, de sous-texte, de game-design se sont cristallisées via une scène indé réjouissante. Shadow of the Colossus apparaît encore plus comme une fulgurance qui n’a vieilli dans aucune de ses mécaniques. Mieux, le travail de Bluepoint lui fournit un accès inespéré pour tous ceux qui se seraient arrachés les yeux devant la version PS2 et les autres qui trouvaient le remaster PS3 paresseux. Le travail du studio américain n’est pas uniquement admirable d’un point de vue technique, il fait avant tout la preuve d’une compréhension profonde de ce que doit véhiculer le jeu comme émotion. Il ne dévoile pas, il rouvre le regard.
Shaders of the Colossus
Les réactions lors des premières vidéos qui dévoilaient la nature du remake de Shadow of the Colossus étaient grosso modo positives, mais demeurait cette interrogation de l’importance du style vaporeux de l’équipe de Ueda. Avec ses textures retravaillées et l’absence de la surexposition ouatée de la version PS2, le jeu peut paraître plus “propre” et dénué de ce qui faisait de son univers une sorte de parenthèse onirique. Au contraire, si certains environnements n’ont plus une aura similaire, la majorité d’entre eux conservent les dégradés jaune-vert du jeu original, simplement agrémentés d’une gestion de la lumière différente. Elle confère à l’ensemble un contraste mieux défini, qui ne choque en rien, voire redonne à quelques lieux un cachet inédit qui relance l’admiration. Le meilleur exemple reste la petite forêt qui s’étale sur quelques dizaines de mètres, sombre et peu encline à l’exploration dans l’épisode d’origine. Elle prend ici une dimension toute autre, constellée de percées lumineuses et d’un humus à l’humidité qui picoterait presque le nez.
Au lieu d’une trahison, le jeu semble bien plus avoir changé de directeur photo pour un rendu qui n’est pas mieux ou moins bien. Il est autre dans une beauté émouvante. D’autant que les plus soucieux peuvent appliquer quelques filtres qui posent à nouveau ce petit voile fumé sur Shadow of the Colossus. Avec tout cela, la question centrale reste l’intérêt de revivre cette aventure pour la troisième fois pour certains. La réponse est aussi claire, oui. Parce que l’expérience de jeu ne ressemble à rien d’autre et reste le témoignage actuel de comment l’interaction peut transmettre, raconter. Par sa simple caméra, qui pousse le joueur par sa proximité ; pour l’écraser en contre-plongées régulières face à des paysages titanesques et monolithiques, Shadow of the Colossus interpelle. Il est de ces jeux qui, peu importe ce que le joueur y trouve, y aime ou y déteste, est une marche immense vers un autre titre qui le passionnera. Il avance, meurt et renaît sans se dénaturer.
- Développeur : Bluepoint Games
- Éditeur : Sony
- Genre : Action/Exploration
- Date de sortie : 7 février 2018
- Supports : PS4
- PEGI : 12 ans et plus
- Site officiel : https://www.playstation.com/
- Remake de l'un des jeux les plus marquants de ces dix dernières années, Shadow of the Colossus est comme un bon vin qui viendrait faire trembler le sol du haut de ses quinze mètres. Son retour auréolé d'un travail d'une qualité rare sur l'aspect visuel est un témoignage vibrant. Dans les attentes actuelles au niveau technique il peut alors laisser parler ce qu'il est, tout ce qu'il a à dire. D'une intelligence rare dans sa narration et son utilisation de l’interactivité, le jeu de la Team Ico montre encore aujourd'hui à quel point il est précurseur et force de création. Expérience unique, il a l'universalité d'un film muet malgré ses défauts de prise en main et ses moments de folie où la caméra elle aussi ne sait plus où donner de la tête. Que le joueur l'aime, le déteste ou ne comprenne pas son message, Shadow of the Colossus est une oeuvre unique qui expose son intemporalité de la manière la plus brillante qui soit. Seul The Last Guardian, par sa simplicité désarmante et son excédent de vie peut espérer lui damer le pion avec un remake dans dix ans. Un immense jeu qui peut aujourd'hui marquer une nouvelle génération de joueurs.
6 commentaires
foumarc
1 février 2018 à 1 h 42 minJe suis en totale emphase avec l’auteur de ce test. C’est carrément bien écrit en plus, une sorte d’hommage pour l’oeuvre…
MI-K
1 février 2018 à 11 h 11 minJe suis agréablement surpris par ce remake, j’avais de gros doute, à part la tête du héros, le tout a l’air superbe !
Je dis peut-être une bêtise, mais c’est pas toi Pierre qui avait rédigé à l’époque le test de Shadow of the Colossus sur JVC, car je me rappel du gaming live avec Franck, mais je ne suis plus sûr ^^
Jihem
2 février 2018 à 16 h 21 minC’est bien lui. C’est ça qui est cool.
MI-K
3 février 2018 à 13 h 15 minMerci pour la réponse Jihem, c’est dingue et cool comme tu dis ^^
wismerion
8 février 2018 à 16 h 16 minEnfin une qualité visuel à la hauteur de l’oeuvre…
Jymboh
1 mars 2018 à 11 h 50 minJe vais sans doute finir par craquer, ne l’ayant jamais totalement terminé sur ps2 (mais j’ai encore mon édition spéciale cartonnée http://www.videogameshelf.com/wp-content/uploads/2013/01/Shadow-of-the-Colossus-Full-Contents-2.jpg