God of War : L’Asgard rapprochéTest JV

God of War : L’Asgard rapproché

La série God of War est compliquée. Pas d’un point de vue scénaristique, mais dans son évolution. Peu d’épisodes sont excellents, et, mis à part le second qui marquait une certaine cassure, ils restent souvent des beat’em up sympatoches mais sans génie. Cette “quatrième” partie de la quête de Kratos opère un tournant, dans le coeur plus que dans les muscles, elle s’étend dans l’humanité. Il fallait y mettre de soi pour y parvenir et c’est là qu’intervient le game director Cory Barlog. En route pour une aventure intérieure aux accents de révolte.

Quelques années après une discussion houleuse avec Athena, Kratos a décidé de faire table rase d’un passé sanglant. Crise de la quarantaine divine, il change carrément de mythologie et se dit que l’herbe est sans doute plus verte dans les prés gelés de Thor et d’Odin. Mais le destin est un petit taquin et s’il lui a permis de reformer une famille et d’avoir un fils, sa compagne est décédée avant d’avoir vu le petit Atreus devenir adulte. Pas de vengeance, de guerre par delà les cieux ou de fierté mal placée, la quête de God of War est celle du respect. Deux personnes doivent simplement rendre hommage à la dernière volonté de celle qu’ils ont aimé et disperser ses cendres au sommet de la plus haute montagne. Sauf que Kratos a le chic pour énerver chaque figure des panthéons qu’il croise, et son aventure intime prend alors une dimension prophétique où Baldur, Thor et quelques grands barbus vont venir lui donner des nouvelles du Valhalla.

Encore une fois d’une grande liberté sur le respect mythologique, le jeu de Santa Monica utilise l’imaginaire scandinave comme un canevas émotionnel, froid dans ses paysages, brut dans son aboutissement cataclysmique, le Ragnarok. L’image d’une relation tempétueuse, non seulement entre Kratos et son passé, mais surtout entre un père et son fils. D’autant plus que l’absence de la mère, mémoire à la présence paradoxalement écrasante, hante les échanges entre les deux personnages. Comparé à The Last of Us sur ce terrain des interactions familiales en temps de crise, God of War s’aventure moins en profondeur dans la thématique, en grande partie à cause d’un manque de comparaison à un avant “idyllique”, mais trouve une voie étonnante en évitant l’obstacle. Le propos est structuré autour de l’envie profonde d’éviter la continuation d’un cycle de vengeance entre les dieux.

En tant que guillotine vivante des divinités grecques, Kratos connait les bails et met donc un point d’honneur à élever son fils pour empêcher que ce dernier soit tenté par le parricide. Comme dans tout bon drame antique, le destin veille à bien mettre des chassés aux meilleures intentions, et c’est dans cette incertitude, à la fois mythique et paternelle que tente de se démener le grand barbu. En tant que dieu de la guerre de profession, il adapte ses préceptes à cette violence qu’il ne parvient pas à canaliser, souvent terrible dans son absence de pédagogie. Atreus est sans cesse réprimandé, formé à devenir un guerrier qui a tout de spartiate, à peine auréolé d’un soupçon d’amour. Une ouverture minuscule qui suffit pourtant à créer de l’émotion, par le biais du conflit qui anime Kratos, enfermé dans ses certitudes et ses démons, ne parvenant plus à donner avec sérénité à son fils la chaleur qu’il mérite après la mort de son ancienne famille. Une croix à porter qu’il pense sienne mais qui irradie Atreus, réceptacle des névroses de son paternel. Et c’est ce que souhaitait Barlog qui confie dans Carbon (https://carbone.ink/chroniques/god-of-war-interview-barlog/) que “nous faisons en sorte que Kratos affronte le problème de la mauvaise façon pour montrer là où nous voulons en venir”. Un travail de construction de personnage étonnant pour la série, qui fonctionne avec intelligence comme miroir d’une autre relation encore plus fascinante.

Spoiler

Avec d’un côté le père qu’est Kratos, le contrepoint parfait est Freya. Aperçu très tôt dans l’aventure mais cachant sa véritable nature, elle est la mère d’un certain Baldur, premier boss du jeu et ennemi récurrent. Taquin et peu diplomate, ce dernier a été béni par Freya enfant pour être immortel et invincible, vierge de toute douleur. Un état qui l’a séparé de tout rapport à son environnement, prison dorée source de sa folie. Il a développé pendant des années une haine viscérale contre sa mère, colère qui éclate devant Kratos et Atreus lors d’une rencontre de famille qui tourne mal. Cette version alternative du duo Kratos/Atreus repose sur le même gimmick fatal, la surprotection. En empêchant Baldur de souffrir par un amour surexprimé, Freya a planté les graines d’un désordre mental profond, tout comme Kratos qui se refuse à révéler à son fils son statut de demi-dieu pour lui retirer toute charge et évacuer une possible tragédie. Baldur est en un sens Atreus qui aurait mal tourné. Et devant l’impasse de la relation entre Freya et dudit Baldur, Kratos choisit de tuer ce dernier. Toujours dans son objectif d’éliminer le cycle de la vengeance qui l’a tant fait souffrir dans sa vie passée. L’égoïsme des parents est ici vu comme un poison, dont ils imprègnent leurs fils par manque de confiance, conflits personnels non réglés. Bien entendu, Freya va nourrir une colère sans borne contre Kratos qui a pris la décision qu’elle ne pouvait pas prendre, préférant le sacrifice, étranglée par son enfant, que le voir malheureux. Sous couvert d’un acte de foi, Kratos casse la boucle et attire les feux vers lui, non dans les rangs d’une même famille. Un bouc-émissaire bourru et sanglant qui accepte de donner de sa personne pour permettre à Atreus de prendre l’exemple du dieu qui manie à la fois miséricorde, jugement et protection. Et pourtant, le destin seul est juge, tout est écrit, comme s’il était déjà trop tard pour corriger le cours du temps. Kratos s’accroche, comme tout père qui sait que son fils s’éloigne, afin de lui lancer l’ultime pierre qui servira à construire les murs de son existence propre. Atreus deviendra une divinité, appelé par son vrai prénom, Loki. Une des figures les plus troubles du panthéon nordique, émissaire du chaos qui conduit le Ragnarok (fin du monde) avec les géants contre les dieux.

Fin Spoiler

Cette quête de la transmission est une plongée passionnante dans une entreprise de déconstruction qui replace le dieu dans l’humilité de la condition humaine. Journée de la maturité face à l’injustice s’ouvrant vers une odyssée, God of War est scénarisé avec talent : chaque scène importante parsème avec subtilité des thématiques ou des éléments qui se cristallisent plus tard dans une cohérence et une fluidité narrative rares. Une maîtrise qui s’accompagne d’un autre fait d’arme épique, la rigueur de la mise en scène. Exploration de la spécificité de son média, à savoir un environnement 3D où il est possible de placer une caméra n’importe où et sans limite de continuité visuelle, God of War offre une expérience unique, un plan séquence géant qui s’étend sur toute la longueur du jeu. Une gageure pour tout art visuel animé, et donc tout autant pour le jeu vidéo. L’absence de la moindre coupe implique une réflexion sur la construction de chaque zone de jeu, sur la manière d’y progresser, d’interagir avec des éléments, tout en ayant à l’esprit la transition vers une phase dirigée par la mise en scène. Les changements d’échelle de plan se font avec un naturel évident, dans un langage qui emprunte une valeur forte du cinéma, montrer plutôt qu’expliquer. Le jeu se raconte beaucoup par l’image, et les dialogues – pas vraiment la force des personnages – soutiennent des mouvements émotionnels déjà entamés par la réalisation. Un travail remarquable, défriché en partie par un Hellblade qui lorgnait vers l’expérience visuelle immersive sans passer le pas de la narration sans frontière, qui est bien plus qu’un gimmick, à savoir une vision d’auteur.

Mais le petit miracle de God of War est cette science de la dissimulation, de faire passer pour facile, naturel ce genre de tour de force. Comme cette construction de son monde semi-ouvert autour d’un simple hub qui ne donne que très rarement l’impression de visiter des embryons d’univers. La modification des environnements, le focus mis sur l’ascension ou au contraire la descente dans des cavernes et des donjons au level-design convaincant, donnent le sentiment renouvelé d’une avancée, d’une exploration avec un sens. D’autant que l’un des rares allers-retours (hors quêtes annexes) est justifié par un élément du scénario qui se doit de créer une sensation d’acte manqué. Exactement ce que Final Fantasy XV n’a jamais su faire alors que l’expérience de la randonnée en terres inconnues était centrale.

Dernière étape de l’épopée, la bande-son impeccable de Bear McCreary, garde-robe idéale qui s’adapte à toutes les occasions dans une coupe sans faille. Les variations sur le thème de Kratos suivent le chemin psychologique du personnage avec une belle intelligence, et, fait loin d’être habituel, les morceaux s’intègrent au millimètre près, comme une belle pièce de bois. Pas de gâchis, la pièce orchestrale qui se joue a ses raisons que le joueur n’ignore pas. Un ensemble de mécanismes qui font tourner God of War avec une fluidité folle, jeu total qui s’étend dans tout l’espace que l’on accepte de lui donner. Le souci de cette approche est d’avoir délaissé en partie l’aspect système.

Beat’em up dans son ADN, le jeu de Santa Monica fonctionne sur un principe d’arènes à nettoyer des bestioles issues de la mythologie scandinave qui tentent de défourailler du Kratos. Le choix des armes est simple : hache, lames ou poings, chaque genre accompagné de sa liste de coups “spécifiques”. Des petits guillemets inquiétants, parce que c’est ici que le bât blesse, la faute à des movesets aux grandes similarités et à la dualité feu/glace qui limite quelque peu les situations. Certes, la hache se limite à du corps à corps davantage ciblé sur un ou deux ennemis et les lames permettent de gérer une foule compacte de monstres, mais les différences d’approche dans la prise en main sont minimes et retirent une partie du plaisir de la maîtrise.

Rien de très grave, les combats conservent une bestialité jouissive due à une attention réjouissante sur l’impact des coups, mais ce manque de diversité déçoit devant l’ensemble du boulot abattu sur d’autres aspects. Pour autant, restent d’excellentes idées, comme le binôme formé avec Atreus qui marche au poil et donne au petit dirigé par l’I.A. une réelle utilité, loin des habituels boulets qu’il faut apprendre à supporter. S’il agit de son propre chef et aime par dessus tout faire chuter des adversaires cachés par un bouclier, il n’est pas encore allergique aux ordres et peut attaquer une cible désignée sur commande. Ce qui a comme effet d’attirer l’attention. Une gestion de l’aggro bien fichue qui permet de respirer quelques secondes et, en duo avec les attaques de zone de Kratos, de casser les formations ennemies ayant tendance à vite encercler. Belle bouée qui permet à la partie baston de surnager, même si elle se montre plutôt terne face aux combats contre les valkyries, qui tirent eux parti à 100 % du système et en montrent autant les failles que la force, réapprentissage à la dure d’une toute nouvelle rythmique. La bienséance voulant que les mots Dark et Souls ne soit plus utilisés dans un comparatif.

Petite partie des quêtes annexes disponibles, la traque des envoyées d’Odin n’est pas la plus passionnante, mais repose sur un même concept, celui de ne pas laisser le joueur aligner les services pour rien. Bien sûr, des matériaux rares sont au bout du chemin – nécessaires à une partie crafting dispensable – mais l’histoire est dans le voyage. Aucun déplacement n’est vain, et chaque sortie en barque est émaillée des histoires de Mimir, mémoire des terres du Nord. Le background se construit, s’enrichit même lors de ces missions, où chacune est sujette à un dialogue, à la découverte d’éléments sur tel ou tel dieu, course gagnée contre l’habitude des tâches FedEx.

Une preuve supplémentaire de cette propension de God of War à penser au joueur, à motiver son avancée sans y injecter du contenu bourratif : ici on revisite les grands classiques. Ce petit cachotier va même jusqu’à proposer une VF de grande qualité, avec quelques comédiens de doublage qui tirent leur épingle du jeu par ce qu’ils transmettent d’eux-mêmes aux personnages, notamment Constantin Pappas qui donne à Sindri un côté angoissé chronique idéal, Rafaèle Moutier parfaite dans une Freya aux nuances subtiles et Yann Guillemot qui fait de Mimir un personnage attachant en 2 secondes. Mention spéciale à l’adaptation qui a modifié le “boy” névrotique de Kratos par le nom d’Atreus, ce qui amène un soupçon de bonhomie bienvenu. Dans une fable épique sur les difficultés de la transmission, il y a de quoi tutoyer le méta tant God of War tente de communiquer. Avec plus ou moins de réussite suivant les moments, mais dans une volonté manifeste d’expression à la fois personnelle et artistique, si tant est que les deux soient séparés. God of War est devenu autre chose, qui doit être peaufiné, mais n’est pas juste un bel objet creux. Un AAA qui ne prend pas son public pour des demeurés, ce n’est quand même pas la normalité.

L'avis d'extralife
  1. Développeur : Santa Monica Studios
  2. Éditeur : Sony
  3. Genre : Action/Beat'em Up
  4. Date de sortie : 20 avril 2018
  5. Supports : PS4
  6. PEGI : 18 ans et plus
  7. Site officiel : https://godofwar.playstation.com/
  • Oui, God of War a changé. Comme son personnage principal, le jeu est sorti de sa zone de confort brute pour voguer vers des contrées inconnues. Ici, ces vallées brumeuses sont celles de la remise en question. Toujours violent et bourré de moments épiques où rien n'est assez gros pour ne pas se faire démembrer, le jeu prend le temps de discuter. Par sa mise en scène éblouissante de maîtrise, il questionne et expose les turpitudes d'une fin de règne. Les dieux, le destin, le courant infini de la haine sont des données que Kratos veut éliminer, non seulement du monde mais de l'esprit de son fils, dernier espoir d'un univers en perpétuel cycle de vengeance. Maladroit, pas doué et sans véritable possibilité de se sortir de ses mensonges, Kratos est une âme blessée, incapable de ne pas répandre le mal. Une fuite en avant qu'il essaie de refréner dans une sincérité touchante, tout comme celle d'un Atreus sans autre repères que la guerre et la chasse. La transmission, un thème abordé avec talent aux travers de personnages travaillés, non sans quelques grosses ficelles, mais avec au bout une réussite incontestable, celle d'une narration intelligente appliquée à un terreau aussi peu fertile que celui de God of War. Perfectible dans son gameplay malgré un fonctionnement en binôme réussi et l'obligation de bien gérer les vagues d'ennemis sous peine de submersion, le jeu est en revanche un petit modèle d'immersion. Que ce soit au niveau de la construction habile de son monde semi-ouvert ou de la dissimulation maline du côté étriqué des zones de jeu, il donne au joueur un sentiment d'exploration sans cesse renouvelée. Généreux sans être roboratif, il ne cesse de s'ouvrir, de s'étaler, de déchirer son poitrail pour y apercevoir un cœur qui bat. Sanglant, mais symbole de vie.
5
Killy

Ayant longtemps pensé que le fait de passer ses après-midi dans les bois à chercher des animaux lui faisait gagner des points d'XP et des gils, Pierre a depuis compris qu'il pouvait faire la même chose sur un PC ou une console sans alerter la SPA ou se prendre la balle perdue d'un chasseur.

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