Interview au long cours de Simon Mesnard, le développeur de Catyph et de ASACoulisses

Interview au long cours de Simon Mesnard, le développeur de Catyph et de ASA

Gérer ses sources d’inspiration sans perdre son identité

Tu évoques toi-même différentes sources d’inspiration telles que les productions Pixar ou Ghibli, et globalement on peut certainement voir en Catyph et en ASA des hommages à la série des Myst et plus particulièrement à Riven. Pourtant, le fait qu’on compare régulièrement l’univers de ta série Black Cube à celui de 2001 : L’Odyssée de l’espace semble te poser problème. Y a-t-il un moment où la référence cesse d’être une richesse pour devenir un poids dans le processus créatif ?

Lorsque j’ai commencé à écrire mon roman “Black Cube”, qui a donné vie à plusieurs de mes jeux (ASA, Catyph, TBT: The Black Tower), j’avais immédiatement en tête cette idée de placer un cube insolite au cœur de l’histoire, avant même d’avoir inventé les personnages et le monde. L’idée m’était venue de façon banale : lorsque l’on travaille en 3D, on utilise souvent la technique du “box modeling” pour modéliser un objet. C’est bien souvent l’une des premières choses que l’on apprend en débutant : elle consiste à partir d’une forme géométrique simple (bien souvent un cube), et à le découper/sculpter/transformer à volonté pour en faire un objet complètement différent.

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Ainsi en 3D on peut créer un personnage, une voiture, un ordinateur ou un grille-pain à partir d’un même cube. Je trouve cela assez fascinant dans le fond, et le point de départ de mon projet SF était là : écrire une histoire où le cube occupe la place centrale dans l’univers, où il est tout puissant et trace le destin/l’avenir des planètes qu’il rencontre. Petit à petit, ce scénario a évolué et est devenu ce qu’il est aujourd’hui : les Cubes Noirs, inventés par les Anterrans (une civilisation du passé), sont protégés par un vaisseau spatial appelé l’Arche, qui navigue de façon autonome pour récolter des connaissances.

C'est par le biais de la série Stargate que Simon s'est initié à la science-fiction.

C’est par le biais de la série Stargate que Simon s’est initié à la science-fiction.

Cette base scénaristique étant en place, j’ai voulu chercher à la représenter visuellement, surtout au moment de créer le court-métrage 2011 : A Space Adventure. J’ai choisi de colorer le cube en noir, car c’est plus séduisant dans un tel projet : un objet noir dans un “ciel” noir (= l’espace), c’est tout de suite inquiétant ou insolite, car on ne sait plus vraiment où sont les limites, les contours, les distances, les formes : tout devient flou et mystérieux. Essayez d’imaginer, en regardant le ciel par la fenêtre, que cette chose noire existe, qu’elle passe actuellement inaperçue au-dessus de notre planète sans qu’on la remarque, sans que l’on sache à quoi elle sert, ni d’où elle vient, ni ce qu’elle nous veut : un amateur de science-fiction voudra absolument en savoir plus ! Étant moi-même amateur de SF (sans être particulièrement cultivé dans le domaine – j’ai surtout grandi avec la série Stargate), je cherchais à créer du mystère autour de ce Cube. Bien que j’ai suivi mon propre cheminement d’idées, j’ai vu une occasion de faire un clin d’œil au monolithe de 2001. Le clin d’œil est devenu un hommage lorsque je me suis rendu compte que mon court-métrage sortait en 2011 (d’où son titre), soit 10 ans exactement après les évènements racontés dans l’œuvre originale, et j’ai voulu marquer le coup. Je ne m’attendais pas à ce que cela ait autant de succès !

Contrairement aux apparences, le monolithe de 2001 n'a que peu de rapport avec le black cube.

Contrairement aux apparences, le monolithe de 2001 n’a pas vraiment de rapport avec l’univers de Black Cube.

Le plus amusant dans cette histoire, c’est que j’ai vu le film 2001 : l’Odyssée de l’Espace il y a très longtemps, il y a une petite vingtaine d’années sans doute (en tout cas j’avais moins de 15 ans). J’étais encore jeune et, je dois l’avouer, je n’ai gardé qu’un souvenir très flou du film : je n’avais pas vraiment aimé ! Attention, je ne critique pas le film, et je ne dis pas qu’il est mauvais (comme le pourrais-je ?!!). C’est simplement moi qui n’étais pas prêt à le voir à cette époque. Tout en travaillant sur mon projet, et malgré toutes les références au film 2001 que les gens y trouvaient, eh bien je n’avais jamais revu le film et je n’en revoyais que de vagues images, comme celle du monolithe et sa forme si particulière. Pour être totalement honnête, je meurs d’envie aujourd’hui de revoir ce film pour en avoir une idée précise, mais je me le suis interdit tant que je n’aurai pas fini de travailler sur Catyph, afin de ne pas me laisser influencer. En revanche je reconnais avoir lu le livre de C. Clarke plus récemment et l’avoir beaucoup aimé, et je me souvenais parfaitement de cette phrase : “c’est plein d’étoiles“. J’ai voulu l’illustrer à ma façon en intégrant la Matière Jaune au cœur de la Tour Noire, dans mon court-métrage, et c’est ce que l’on voit dans la 2ème partie du film. C’est de ces éléments qui m’ont marqué que vient généralement la comparaison entre mon jeu ASA et l’œuvre de Kubrick. Le jeu en lui-même n’a pourtant pas vraiment de rapport avec le célèbre film, et j’en arrive donc à me demander si la comparaison est vraiment justifiée.

Parler d’hommage, de clin d’œil ou de référence à chaque fois que quelqu’un est interpellé par un détail ou une technique rappelant une œuvre passée me semble un peu déplacé.

En fait, beaucoup de comparaisons entre ASA et d’autres œuvres sont liées aux clins d’œil que j’ai intégré au jeu. J’ai longuement parlé de 2001 jusqu’ici, mais j’aurais pu parler de Riven, de Final Fantasy, Xenogears/saga, 20th Century Boys, Stargate, Outcast, Metroid, Mass Effect, et de nombreux univers que j’ai découvert avec passion au cours de ma vie. Le fait qu’ASA soit en 3D pré-calculée, au-delà de réutiliser la technique des Myst-like, est aussi pour moi un hommage à tous les jeux d’une époque qui utilisaient cette technique, des J-RPG aux jeux de plates-formes tels que Donkey Kong Country. C’est un peu ma technique de prédilection, en tout cas celle que je préfère pour créer et qui me met à l’aise, même si elle est loin de faire l’unanimité. Quoi qu’il en soit, parler d’hommage, de clin d’œil ou de référence à chaque fois que quelqu’un est interpellé par un détail ou une technique rappelant une œuvre passée me semble un peu déplacé (bien qu’inévitable). Certaines de ces références que j’ai incluses au jeu sont quasiment inconscientes et je ne me rends pas forcément compte que mon inspiration vient d’une œuvre précise : bien souvent, j’improvise, j’invente à partir de mon vécu, de mon expérience passée, et des images qui me viennent en tête. Nous avons tous vu tellement de films et de jeux ! La limite devient floue, se brouille, et il devient difficile de dire : “tiens, ici c’est un hommage à tel jeu, telle œuvre”. Le ressenti de chacun y est également pour beaucoup, puisque nous avons tous une perception différente d’un jeu, d’une œuvre d’art ou d’un livre. Plusieurs personnes ont vu en ASA un hommage à The Journeyman Project, mais c’est un jeu que je ne connais pas et auquel je n’ai jamais joué. M’étant un peu renseigné depuis, je crois comprendre désormais la comparaison, mais il s’agit là d’un ressenti purement personnel de certains joueurs, car j’ignorais tout de cette série.

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Pour revenir à 2001, certains (très rares, heureusement) y ont vu une copie trop appuyée, et sont allés jusqu’à faire des comparaisons avec des plans précis du film, images à l’appui. Film dont je ne me souviens presque plus… Pour moi c’est bien la preuve que l’imagination de chacun extrapole la réalité. Mais est-ce un mal pour autant ? J’essaie de prendre cela avec philosophie, car c’est agréable dans un sens d’être régulièrement comparé à des œuvres aussi marquantes et connues.

Prey for the Gods est souvent présenté comme un clone de Shadow of the Colossus.

Prey for the Gods est souvent présenté comme un clone de Shadow of the Colossus.

Cette question de la comparaison, la peur de tomber dans le plagiat, d’être critiqué pour avoir pris trop de libertés : la plupart des artistes se la posent. Ce qui est parfois créé avec le sourire et en hommage à une œuvre, avec amour, risque à tout moment de déchainer les foules et de poser de graves problèmes de droits, ou des jalousies. On le remarque régulièrement, surtout dans le jeu vidéo. Les joueurs n’aiment pas qu’un jeu ressemble trop à un autre, et parfois c’est dommage, particulièrement si les deux jeux sont bons (l’original et celui qui s’en inspire). Récemment, Prey for the Gods a fait couler beaucoup d’encre pour sa ressemblance avec un certain… Shadow of the Colossus. Est-ce un mal ? Une limite a-t-elle été franchie ? Les développeurs de ce nouveau jeu s’approchent-ils trop de la copie facile ?

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Riven a suivi Simon tout au long de sa formation.

Certains en feront leur beurre et n’hésiteront pas à en abuser (commercialement parlant), mais cela a tendance à fragiliser d’autres artistes qui auraient plutôt tendance à utiliser l’une de leurs œuvres favorites comme tremplin. Ce concept me semble important. Pour ma part, 2001 et Riven ont été des tremplins : Riven en particulier, m’a suivi tout au long de ma formation de graphiste, m’a donné de l’inspiration lorsque j’apprenais à utiliser les moteurs de rendu 3D car j’essayais de reproduire ces visuels photo-réalistes, et on peut donc dire que ce jeu a été pour moi un véritable tremplin, qui m’a aidé à devenir le développeur que je suis actuellement, et à créer ASA de toute pièce, des graphismes à l’univers, en passant par les énigmes. L’inspiration vient forcément d’ailleurs, trouve une source chez d’autres, aussi minime soit-elle : si l’art (en général) est ce qu’il est actuellement et a su s’éloigner de l’art primitif, c’est parce que les artistes s’inspirent les uns des autres et évoluent ensemble au fil des siècles. Je sais qu’en m’inspirant à un moment donné de Riven (la suite de Myst), j’ai pu éventuellement vexer certaines personnes qui ne souhaitaient pas forcément voir de référence à leur jeu fétiche. Pourtant mon prochain jeu Catyph, dans le même univers qu’ASA, sera encore plus personnel, et cela est un cheminement : je ne serais peut-être pas arrivé à ce résultat sans trouver l’inspiration quelque part, à un moment donné de ma vie. C’est pareil pour tout le monde : les meilleurs directeurs artistiques et illustrateurs tirent leur inspiration de ce qui existe.

Cela n’empêche pas d’innover, fort heureusement : il faut à un moment donné que des étincelles de créativité jaillissent et produisent de l’inédit, apporté par le vécu de chacun, mais cet inédit passe forcément par des idées du passé, ou des techniques créées par d’autres : une œuvre entièrement inédite est extrêmement rare (existe-t-elle ?). L’art repose sur les premières peintures rupestres, qui ont évolué vers des fresques, des tableaux, avec des thèmes parfois plus ou moins semblables. Aujourd’hui nous avons le cinéma, les jeux vidéos. Ces formes d’art, basées sur l’image, sont certes en perpétuelle évolution, mais il y a des idées communes et qui reviennent sans cesse, car c’est au cœur même du processus créatif. Je crois qu’il ne faut pas se leurrer : une idée qui plaît sera reprise partout dans le monde pendant plusieurs générations. Il ne faut pas s’en offusquer si cela donne naissance à de nouvelles expériences, suffisamment éloignées de l’originale. Un grand auteur, qui sera repris et copié, sera certainement honoré et ému d’avoir marqué à ce point son époque et les générations futures, et j’imagine mal un Kubrick, un Miyazaki, un Brel, ou un Chaplin taper du poing sur la table pour dire “stop : je vous interdis de vous inspirer de mon travail.” Quand bien même le voudraient-ils, ils ne le pourraient pas !

mon_village_est_magique_glaciereJe parlais justement de Miyazaki (Ghibli) avec mes amis Cécile et Olivier de l’Atelier Sentô, développeurs français qui s’inspirent dans leurs travaux de leurs propres voyages au Japon. Je leur expliquais que plusieurs personnes ont comparé mon projet Mon Village est Magique avec du Miyazaki. A priori, il s’agit d’une comparaison avec Totoro : il est facile de faire un parallèle entre ce film où les deux sœurs découvrent la campagne et rencontrent Totoro, et mon projet où les deux frères vivent des aventures près de la “glacière”, ruines d’un château où se cache un “monstre”. Pourtant je n’ai jamais voulu faire ce parallèle – là encore on peut parler de clin d’œil ou d’hommage, mais cela s’arrête là. Ce que je raconte dans Mon Village est Magique est ni plus ni moins ce que j’ai réellement vécu avec mon petit frère autrefois, et ce que nous imaginions en voyant cette mystérieuse glacière à quelques mètres de chez nous : car les lieux décrits existent bel et bien, et la magie/fantaisie provient de l’imagination des enfants que nous étions.

The Coral Cave

The Coral Cave est un jeu d’aventure entièrement réalisé à l’aquarelle.

À quoi bon chercher absolument à voir du Miyazaki dans ce paysage campagnard français ? C’est là que ça devient frustrant pour un auteur, malgré l’honneur d’être comparé à cet immense artiste, et j’essayais donc de l’expliquer à Atelier Sentô. En fait, ils ont très bien compris : ils reçoivent souvent des messages et des questions de personnes enthousiasmées par leur projet The Coral Cave (un magnifique jeu d’aventure à l’aquarelle), où on leur dit que leur jeu sera génial “parce que ça rappelle vraiment du Miyazaki”. Je sais que ça les énerve un peu parfois (tout du moins ça les inquiète), car malgré le compliment, ils n’essaient pas de faire du Miyazaki justement : ils ont développé leur propre style et tentent de se démarquer de leurs auteurs favoris (qui ne sont pas tous japonais !). C’est là toute la difficulté !

Olivier et Cécile raconteraient cela bien mieux que moi, et sans doute différemment, mais je comprends bien leur problème et cela rejoint ce que je tente d’expliquer depuis tout à l’heure avec 2001 et Riven. Ils n’ont pas la prétention de faire comme le grand maître de l’animation japonaise, et savent qu’ils seraient loin d’être à la hauteur. Alors pourquoi comparer ? N’est-il pas plus intéressant de voir une œuvre en faisant abstraction de tout le reste, telle qu’elle est vraiment ? À vrai dire, je cherche encore moi-même la réponse, car il semble difficile de ne pas chercher à faire des comparaisons avec des œuvres existantes, et c’est sans doute un processus instinctif chez un spectateur/joueur. Je crois donc que le plus important pour un artiste/auteur/développeur de jeu est de savoir s’adapter et rebondir, pour que son œuvre suivante soit plus personnelle et ressentie comme telle. Il faut essayer d’être en constante évolution, tout en restant fidèle à ses idées et à son style. C’est donc une question de continuité, de patience et de persévérance, afin que le public nous comprenne et accepte notre univers tel qu’il est.

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Sans forcément pousser la comparaison jusqu’à se lancer dans un jeu des sept erreurs, il est difficile de faire abstraction de la filiation dans laquelle s’inscrit un jeu. En l’occurrence, la référence à Riven s’impose peut-être parce que la formule du Myst-like n’est pas très répandue ces derniers temps. ASA et Catyph sont tous les deux des jeux d’aventure qui laissent une place prépondérante à l’exploration solitaire et à la contemplation, mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse là d’aspects qui soient particulièrement mis en avant par l’industrie vidéoludique actuelle. N’as-tu jamais peur d’être déconnecté de l’air du temps ? Ou au contraire as-tu l’impression de faire partie d’une mouvance plus large qui pourrait réunir des développeurs proposant des titres hors du tumulte ambiant tels que The Chinese Room ou The Astronauts ?

En 2013 j’ai commencé à travailler sur le prototype d’un J-RPG qui s’appelait The Black Tower. Il était basé sur ma série Black Cube et devait reprendre la trame principale de mon livre, pour nous emporter dans une grande quête. Je reprendrai très certainement ce projet un jour, mais il est actuellement abandonné et ne sera plus jamais pareil. J’avais prévu un certain nombre de choses pour que ce jeu de rôle de Science-Fiction “à la sauce japonaise” ne soit pas une simple copie de jeux déjà existants. Si on fait abstraction de nos erreurs de débutants pendant la campagne de crowdfunding, et que l’on prend le jeu tel qu’il aurait dû être, je suis sûr qu’il aurait rencontré du succès. J’ai reçu beaucoup de messages de soutien et de curiosité lors de l’annonce du jeu, et c’était très motivant.

Je me suis dit qu’on ne pouvait plus faire un jeu sans être comparé à un gros succès passé, et qu’on ne pouvait donc plus être libre de créer le projet de ses rêves s’il avait le malheur de rappeler un autre jeu.

Pourtant, je voulais éviter absolument que les gens y voient uniquement un lien à Final Fantasy VII. C’était ma plus grosse crainte, car c’est sans doute le FF le plus connu, qui a le plus influencé son époque. Lorsque j’ai contacté la presse pour présenter The Black Tower et annoncer notre campagne Indiegogo, j’ai expliqué qu’il s’agissait d’un J-RPG en hommage aux jeux de la PS1, tels que la série Final Fantasy et Xenogears (pour le côté SF). C’était déjà une erreur d’aller jusque-là. Le premier article de presse que j’ai trouvé était ainsi titré “FF7 is back with The Black Tower” (FF7 revient avec The Black Tower), ou quelque chose comme ça, alors que je n’avais jamais mentionné le chiffre “7” dans ma prise de contact. Cet article était sur un site très visité, et a été relayé un peu partout sous d’autres titres semblables, et The Black Tower est dès lors devenu un FF7-like : internet nous forçait la main. On était soudain sous les projecteurs parce qu’on allait “faire un jeu à la FF7”. Même si cela pouvait être perçu comme une chance, c’était surtout une certaine frustration, et vous pouvez facilement imaginer qu’on a vu des tas de critiques, et des tas de comparaisons toutes plus loufoques les unes que les autres. À cette époque j’en ai été très ennuyé : je me suis dit qu’on ne pouvait plus faire un jeu sans être comparé à un gros succès passé, et qu’on ne pouvait donc plus être libre de créer le projet de ses rêves s’il avait le malheur de rappeler un autre jeu. Personnellement, j’attends toujours un vrai bon J-RPG à l’ancienne, et c’est pour ça que j’ai voulu en créer un. Cependant, au lieu de faire comme au cinéma, c’est-à-dire d’étudier le travail des grands réalisateurs passés, et de s’en inspirer pour produire des films de plus en plus ambitieux en profitant des techniques acquises, on a l’impression que le secteur du jeu vidéo met des bornes, des limites, et dit : “non, ça a été déjà fait, on passe à autre chose. Les moteurs évoluent, les goûts des joueurs évoluent, il faut avancer”. C’est un non-sens à mes yeux pour une industrie qui se dit si proche du cinéma. Évoluer ne veut pas dire renier son passé.

Bref, ce que j’essaye de dire, c’est qu’il est difficile pour un développeur d’avoir le champ libre si son projet rappelle de près ou de loin un titre déjà existant. C’est vrai pour les J-RPG, et c’est vrai aussi pour les Myst-like. Il ne faut pas oublier que ce sont des *genres* de jeux. Non, le genre J-RPG n’est pas limité à Final Fantasy, et non le genre Myst-like ne s’arrête pas à Myst et à Riven. Il y a des dizaines, voire des centaines de jeux dans cette catégorie, qui s’inspirent de près ou de loin de règles établies par ces jeux marquants, mais qui les mettent à profit pour créer de nouvelles expériences et apporter une vraie nouveauté ludique. Par ailleurs, s’il y a bien deux genres qui acceptent à merveille d’être recyclés, ce sont les jeux de rôle et les jeux d’aventure à la première personne. Tout simplement parce que le cœur du jeu n’est pas le gameplay (c’est important bien sûr), mais bel et bien l’histoire et le monde à découvrir : l’immersion. C’est comme un long film. Dans un J-RPG, le grand public cherchera à s’évader à travers un beau et long scénario d’une vingtaine d’heures ou plus, avec des personnages émouvants, attachants, et qui gagnent en puissance au fil des combats. Dans le Myst-like, on cherchera plutôt l’apaisement, la découverte et l’exploration d’un monde étrange, avec ses lois et son histoire, et surtout des énigmes nouvelles. C’est cela, le cœur de ces deux types de jeux, et il ne faut pas l’oublier. Ainsi, un développeur qui annonce un Myst-like ne va pas forcément faire une copie de Myst, fort heureusement. Le développeur utilisera peut-être les mêmes techniques, mais son travail sera fondamentalement différent. À un moment il faut accepter la ressemblance et juger uniquement le résultat.

La recette de base est la même depuis des années, mais les ingrédients changent absolument tout : ce sont bien les univers créés, les personnages colorés et les dialogues aux petits oignons qui font ces jeux.

Un genre de jeu (aventure, action, RPG, FPS…) apporte donc des codes que les développeurs peuvent choisir d’utiliser comme base de travail, et qui permettront de construire un projet nouveau. Mais cela aide aussi le joueur à bien comprendre ce même projet, et à savoir à quoi il aura affaire en démarrant sa partie. C’est un peu une fiche d’identité, une recette, mais surtout pas une limite. Tout dépend du cuisinier ! Vous pouvez manger la même recette de soupe avec des goûts complètement différents. Par exemple, le genre point & click (aventure à la 3ème personne) repose sur un gameplay toujours plus ou moins rémanent : on se promène dans des zones délimitées, on parle à des personnages, on ramasse des objets et on les assemble pour ouvrir des portes. La recette de base est la même depuis des années, mais les ingrédients changent absolument tout : ce sont bien les univers créés, les personnages colorés et les dialogues aux petits oignons qui font ces jeux. Après, c’est une question de goût, mais cela ne veut pas dire que les jeux sont tous identiques.

Les différences “d’ingrédients” entre jeux d’un même genre, mises bout à bout, font lentement évoluer un genre. Nous n’avons pas inventé la charrette avant d’inventer la roue : je crois que le jeu vidéo suit ce même cheminement. Il y a des tentatives, des expériences réussies et ratées, parfois (trop) inspirées de jeux existants, mais au final c’est la grande histoire du jeu vidéo qui s’écrit. Même un jeu sans budget et sans grande ambition peut influencer d’autres créateurs, et donner vie à quelque chose d’incroyable. Et les développeurs eux-mêmes, en tant qu’individus, suivent le même cheminement : au début, il y a des erreurs et des phases de recherche, un manque d’expérience, et puis petit à petit on prend de l’assurance et on s’affirme.

Est-ce que je devrais avoir peur d’être déconnecté de l’air du temps en faisant des Myst-like ? Rien ne dit que je ferai des Myst-like pendant encore longtemps. J’aime changer et créer toutes sortes de projets, dont j’ai pu parler précédemment. Après Catyph, j’ai l’intention de passer à autre chose, au moins pour un temps.

everybody_s_gone_to_the_rapture_logoEn attendant, peut-on reprocher à un développeur de vouloir faire revivre un jeu qu’il a aimé autrefois, et qui n’a jamais trouvé de vrai successeur ? Et cela, en sachant pertinemment que d’autres joueurs attendent ce grand retour avec intérêt, voire impatience ? L’idée de progrès n’est pas incompatible avec l’idée de recyclage (c’est vrai en écologie, alors pourquoi pas dans le jeu vidéo ?). Nous avons certes vu trop de remakes d’anciens jeux, qui n’étaient pas toujours justifiés ou réussis, mais lorsqu’un style comme le Myst-like disparaît, c’est une partie de l’histoire videoludique qui s’arrête ! À la fin de la série Myst, il y a eu un vrai vide pour les fans du genre. C’était encore le cas en 2012 lorsque j’ai commencé à créer ASA. Ce genre de “vide” débute bien souvent sous des prétextes économiques : on oublie les genres qui ne marchent pas, qui vendent peu ou qui s’essoufflent… Au moins pour quelques temps, jusqu’à ce qu’un projet remette le genre au goût du jour. Les indépendants, comme The Astronauts et The Chinese Room – et permettez-moi de citer Luminy Studios qui travaille avec The Icehouse – sont justement les plus à même de ramener à la vie un genre oublié et de réécrire l’histoire, sans écouter les critiques négatives qui s’abattent autour d’eux et en créant des expériences nouvelles et interactives. Le vrai Myst-like impose des énigmes complexes et des heures de réflexion, et cela n’attire pas, ne fait pas rêver, et engendre souvent des frustrations et des incompréhensions. Les joueurs en général ne cherchent pas à se compliquer la vie devant leur écran et on les comprend, et c’est justement la force d’un Dear Esther ou Everybody’s Gone to the Rapture. Sans être des clones de Myst, ils surfent sur la vague du FPA (First Person Adventure) et permettent de s’évader sans trop se casser la tête. Je les vois plutôt comme des jeux narratifs, mais dans le fond, c’est aussi ça l’esprit de Myst : oublier qui on dirige avec sa souris en voyant à travers ses yeux, pour vivre quelque chose d’unique.

the_witness_0000Pourtant les puzzles ardus intéressent : c’est le passe-temps favori d’une minorité, et c’est à eux que des jeux comme ASA s’adressent, et c’est bien à eux que j’espère faire plaisir. Des jeux comme The Room semblent trouver des acquéreurs, et je suis persuadé que le public est là, même s’il a évolué. J’ai des fans de ASA. Cela peut faire sourire, mais pour moi c’est un honneur, et je compte bien les choyer avec Catyph. La différence c’est peut-être justement que je ne cherche pas à suivre les modes, mais simplement à faire plaisir, et à me faire plaisir. Dans ma vie quotidienne, je ne suis pas quelqu’un “à la mode”, alors pourquoi devrais-je suivre un mouvement quelconque en développant mes jeux ? Si je dois avancer dans l’ombre pour satisfaire une minorité de joueurs, je l’accepterai et j’en serai même fier, tant que j’arrive à en vivre. Il est là le vrai dilemme du développeur indé : trouver le juste milieu entre l’ombre et la lumière, entre la liberté de développement et le succès et ses retombées économiques. Les deux me semblent difficiles à allier. À mes yeux, travailler sur un projet “qui n’est pas à la mode” est une force, à condition de se faire entendre. Avoir l’opportunité de dire directement aux joueurs ce que l’on tente de créer, et se faire comprendre d’eux, n’est pas évident !

Je crois qu’il y a de l’espoir : le genre Myst-like va de nouveau séduire. On voit fleurir une nouvelle génération de jeux d’aventure à la 1ère personne, qui seront compatibles avec les casques de réalité virtuelle et proposeront une immersion comme jamais auparavant. Obduction, The Witness. Ce sont des jeux qui sont connus du grand public et attendus par beaucoup, jeunes et moins jeunes. L’avenir est là : l’aventure avec un grand A va renaître et reviendra à la mode, j’en suis persuadé. On découvrira les mondes de Xing, Haven Moon, Cradle, et les autres en oubliant petit à petit qu’ils s’inspirent du pilier Myst. On en mangera peut-être même trop, au risque d’en faire une indigestion, et beaucoup se plaindront alors sur les forums de jeux vidéos que les FPA (First Person Adventure) sont lassants et tous semblables, et qu’ils ne sont tous que des copies les uns des autres. Mais seule la grande histoire du jeu vidéo nous le dira ! Quant à moi, j’avance à ma façon, sans trop me soucier de ce que les gens veulent à un instant T : je reste simplement à l’écoute des critiques pour tâcher d’améliorer mon projet suivant, et bien évidemment tous les encouragements sont les bienvenus : c’est le carburant qui fait tourner mon moteur.

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miniblob

Tombé sur Terre un peu par hasard, le blob dévore mollement tout ce qu'il trouve dans l'espoir de comprendre son environnement. Ne jugez pas trop sévèrement son appétit vorace ou vous risquez d'être au menu de son prochain repas.

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1 commentaire

  1. Galiat
    Galiat
    21 mai 2016 à 0 h 14 min

    Vraiment très bonne interview / biographie ! Bon, j’avoue, un poil long quand même ^^ ! J’ai sauté quelques paragraphes.

    En tout cas, je n’ai pas testé ASA, mais j’avoue que la vidéo de Catyph donne vraiment envie d’en savoir plus ! J’espère que tu trouveras le succès (ou tout du moins de quoi te permettre de vivre).

    Bon courage à toi, ton frère, et tes amis de l’association de soutien/entraide. J’espère vraiment que vous percerez dans le domaine qui vous passionne !

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