Vincent Dutrait : « À défaut d’être le meilleur, rends-toi indispensable. »Coulisses

Vincent Dutrait : « À défaut d’être le meilleur, rends-toi indispensable. »

Bruno Cathala nous confiait que tu ferais les illustrations de Nagaraja chez Hurrican, avec justement la contrainte de changer de style. Que peux-tu nous dire là-dessus ? Est-ce un gros défi ?

C’est une contrainte positive ! Cela vient de moi aussi, parce que ce sont des choses dont nous avons discuté. Vous l’avez peut-être vu passer dernièrement, j’ai aussi réalisé un poster pour Blood Rage chez BGG. J’ai été le premier à être contacté par BoardGameGeek et ils m’ont dit avoir une idée pour une série de posters. Ils demandaient aux illustrateurs de choisir un jeu parmi les cinquante de la top list, ils contactaient alors l’éditeur qui était d’accord et le poster était fait. La seule contrainte était qu’il fallait que ça fasse un peu affiche de voyage vintage, un peu affiche de NASA. C’était la seule contrainte esthétique qu’ils avaient, et puis c’était un peu à la mode le flat design. J’ai accepté en disant que je ferai un truc que je n’avais alors jamais fait et que je ne ferai rien à la main. Je ferai comme si cela avait été imprimé à l’ancienne, couche par couche. Donc je me suis renseigné sur les techniques d’impression à l’ancienne avant et je me suis dit que je n’allais pas le faire complètement comme avant, parce que je serai devenu zinzin, ç’aurait été trop long. J’ai cherché un moyen de le simuler, moitié à la main, moitié à l’ordinateur.

C’est quelque chose que je recherche en ce moment pour continuer à poursuivre ce que je fais, et puis aussi toucher d’autres choses, d’autres esthétiques. Et en fait, il y a plusieurs jeux sur lesquels je suis en train de faire ça et qui ne sont pas encore sortis. Il y en a un ou deux où je suis persuadé que personne ne pourra imaginer que c’est moi qui ait fait ça, avant de le lire. Et ça, ça me fait rire !

Il y a même un moment où je disais à Bruno qu’il faudrait mettre un pseudo pour rigoler. J’étais à deux doigts de le faire puis on s’est dit que ça pouvait être mal perçu, mal pris. On est quand même dans une grande famille, on n’est pas là à se faire des blagues. Donc on a fait ça proprement.

Mais est-ce que c’est un type de demande que tu aimerais voir plus souvent ? OK, Vincent, on veut que ce soit toi, mais fais encore quelque chose de différent.

Oui, oui, ça m’intéresse. Après il y a les limites du raisonnable ! Et surtout il faut que ce soit justifié. Il ne faut pas que ce soit juste un challenge pour dire que Dutrait a fait pour nous un truc qu’il n’a jamais fait. Ça n’a aucun intérêt. Ou pour moi, de dire que j’ai fait ça juste pour faire différent alors que ça n’a aucun intérêt non plus. Sur Nagaraja, ça s’y prête pleinement je pense. Le jeu permet ça. Le thème, l’univers permettent d’apporter quelque chose de différent.

D’autres jeux comme Medici, on fait le reboot de Medici, c’est un classique des classiques, on ne va pas faire n’importe quoi. On se ferait défoncer et puis ce n’est peut-être pas intéressant de faire ça avec un tel jeu. Il faut bien placer le curseur.

Toujours Bruno nous disait que tu allais co-signer un jeu avec lui. Tu peux partager des choses sur ce jeu ? Est-ce une envie qui remonte à longtemps ?

Oui, parce que j’aime bien m’impliquer dans les jeux, et souvent le plus tôt possible. Parce que je pense que si l’illustrateur s’implique le plus tôt possible, cela permet d’éviter en amont des soucis, des problèmes. J’ai vu des fois des auteurs travailler des prototypes et se prendre la tête sur quelque chose. Je regarde et je leur demande pourquoi ils se prennent la tête là-dessus puisque c’est à l’illustrateur de s’en charger. On mettra telle couleur, on mettra tel symbole, et ce sera plié. Occupez-vous plutôt des règles et de l’équilibre. Je trouve ça très important. J’avais parlé de cela avec Bruno. On communique deux ou trois fois par semaine, on est très proches. Et puis un jour, il me dit « tiens, tu m’avais parlé de ça. Ecoute, j’ai un début de jeu. Est-ce que ça t’intéresserait de le développer ensemble ? »

Alors, je n’ai pas les capacités de développeur d’un auteur de jeu confirmé. J’ai mes petites idées, mes petits trucs, donc j’ai participé au développement avec Bruno qui lui a géré le projet comme il faut pour que ça tienne bien. En ce moment, le jeu est chez Lifestyle, un éditeur russe. Je ne sais pas quel nom ils vont lui donner, mais nous on l’avait appelé Le Looser. On a pensé qu’étant donné que moi je n’ai jamais fait de jeux, que Bruno n’a jamais fait de jeux avec moi, c’était l’occasion là aussi de faire quelque chose de différent. Dans les jeux, on parle toujours du gagnant. On s’est dit que ce serait rigolo de faire un jeu inversé où finalement c’est le perdant qu’on va pointer du doigt à la fin de la partie. Donc ça couine ! Il y a des gens que cela ne fait pas rigoler ! Mais les autres, oui. Donc le but du jeu est d’essayer de ne pas perdre, et c’est celui qui va perdre qui sera mis en avant, qui sera sacrifié en quelque sorte. On a construit le jeu de cette manière là.

Le jeu a été assez long à développer, même si c’est au final un petit jeu de cartes. Mais c’est parce qu’il y avait beaucoup de possibilités, beaucoup de différentes manières de faire, donc on a développé ça tous les deux en faisant tester. Bruno a beaucoup plus de capacités que moi pour faire tester avec ses groupes de joueurs. Moi, j’ai aussi testé de mon côté un petit peu, mais dans une moindre mesure.

Par contre, c’est un jeu que je n’illustrerai pas. Mais j’aurai un droit de regard pour voir si ça tient la route. Et je veux bien aider… On s’est dit qu’on profiterait de ce projet pour tenter des choses et faire un peu d’expérimentations ludiques.

Tu sais déjà qui va l’illustrer ?

On a déjà vu des premières versions d’images en cours. Je ne sais pas trop où ça en est actuellement, si c’est validé ou pas. Ça partait pas mal. J’ai donné quelques pistes, quelques conseils, donc on va voir.

Tu évoquais le travail de l’illustrateur pour mettre telle couleur ici et régler des problèmes. J’ai l’impression que la colorimétrie est très importante à tes yeux dans l’expression de ton art. Que permet-elle de transmettre ?

Oui, je suis très sensible aux couleurs. Je ne supporte pas « Le ciel est bleu, le sol est marron, l’arbre est vert. » Ce n’est pas comme ça dans la nature. C’est juste l’imaginaire collectif. Mais si on regarde un arbre, il n’est jamais vert, en fait. Il sera bleu, noir, je ne sais pas quoi… Et puis la couleur a une fonction psychologique. Et dans les jeux, on joue quand même beaucoup sur la psychologie. Énormément, même. On est influencé par des cartes, par des couleurs. On déclenche des effets… J’utilise énormément la couleur de manière psychologique. Il y a des livres sur la psychologie des couleurs, sur l’influence des couleurs sur le comportement. De manière très basique, on ne va pas peindre les murs d’un hôpital en rouge. Il faut un peu de calme, de sérénité. Donc on va mettre un vert clair, un bleu cassé, des choses comme ça.

Les joueurs ne s’en rendent pas compte, souvent les éditeurs non plus, mais un bon travail sur les couleurs peut fluidifier un jeu. C’est-à-dire pour un jeu où le travail ergonomique du design, des icônes, des couleurs est bien fait, si ça se trouve, on gagne quinze minutes sur la partie. Parce que les joueurs vont jouer de manière intuitive. Ils sont allés vers telle carte parce que la couleur leur a rappelé l’effet de la carte, ou le design ou l’illustration, et ça permet de fluidifier les choses. C’est comme lorsqu’on lit une bande dessinée en vingt minutes et qu’on trouve que c’est passé trop vite. En fait, non, c’est peut-être que c’est justement vachement bien fait et on a été pris par le récit. Pareil dans un film qui dure deux heures, mais dont on a l’impression qu’il dure une heure et quart. C’est que c’est fait de telle manière qu’on est absorbé. Donc je fais de la recherche là-dessus. Je lis des choses sur le sujet.

J’ai lu un livre dernièrement où des chercheurs sont allés assez loin en faisant des combinaisons de couleurs et en faisant un sondage international là-dessus. Ils sont arrivés à dégager des patterns. Si tu associes ça, ça, ça, avec ça, les gens pensent plus au divin ou pensent plus à l’honnêteté. Ça va assez loin. Je ne suis pas sûr que si je fais une carte avec ces couleurs là, les joueurs aient l’impression d’être Dieu en la jouant, mais de toute façon, il y a quelque chose.

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Jihem

La découverte de BurgerTime aux débuts des années 80 aura clairement affecté la vie de ce grand bonhomme. Non seulement, Jihem a développé une passion pour les jeux vidéo, mais il a également choisi de s'installer au pays du hamburger. Sa mère est plutôt heureuse qu'il n'ait pas découvert les jeux avec Boogerman.

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